Sauvetage en torrent

Chers lecteurs, je suis ravie de vous accueillir ici, sur cette page que m'offre généreusement le site de Short Édition. Vous savez que j'écris en suivant l'actualité et le monde. Ma plume est à ... [+]

Image de Portez haut les couleurs ! - 2021
Image de Très très courts
Elles étaient deux kayakistes. Anne et Caroline. Depuis leur enfance, elles participaient à tous les concours de slaloms et de descentes de rivières de leur région.

Celles-ci n'avaient plus de secrets pour elles ; la Bourne, le Haut Drac, l'Heyrieux, la Haute Isère, la Durance, le Venéon, le Guil. Chaque rapide avait un goût de meringue croquée à pleines dents, dans toute la fougue de leur jeunesse.

Enfin un jour, les deux jeunes femmes répondirent à l'appel d'un ami pour descendre le Bréda, entre Allevard et Pontcharra. Ils s'engagèrent tous trois sur l'onde impétueuse d' une eau bondissante, à l'époque où le flux est le plus important, lors de la fonte des neiges.

Les chutes gorgées de liquide sorti de terre, univers aquatique bordé d'arbres, leur offraient un terrain de jeu incroyable. Il fallait un regard perçant et une vitesse d'exécution à la pointe pour s'adapter à chaque escalier du torrent, parfois en forme de S, parfois en marches toutes droites mais emplies d'énormes rochers à contourner.

Ce jour-là, Anne et Caroline se sentaient les battantes d'un cadrant du Temps présent, savourant chaque seconde de leur descente sur le Bréda.

Anne faisait des études d'Hydrologie, étudiant l'eau dans tous ses états et Caroline allait devenir infirmière dans l'un des plus grands centres hospitaliers de l'Isère. Elle profitait de ses dernières heures de liberté avant la prise de son poste.

Soudain, elle poussa un cri car le kayak de Guillaume s'était plié en deux juste devant elle, sur un rocher. Cela s'appelle une cravate et  le malheureux hurlait de douleur, pris dans l'étau de son embarcation. Le courant était si fort qu'il empêchait le jeune homme de se dégager, lui faisant risquer la noyade.

Caroline essaya de s'arrêter le plus vite possible et quitta son bateau pour remonter vers l'endroit de l'accident. Le Bréda faisait un bruit assourdissant. Anne la rejoignit très rapidement, faisant la même manœuvre. Elle n'oublia pas la corde qu'elle avait toujours dans son kayak. Il fallait faire très vite car Guillaume risquait de perdre ses jambes, écrasées dans l'étau du choc et des flots continus.

-Qui y va ? Toi ou moi ? demanda Anne.
-Je vais y aller. Tu m'encordes et tu m'assureras, répondit Caroline... Guillaume, tiens bon, j'arrive !"

Accrochée à la corde, la jeune infirmière brava l'onde rugissante du torrent et arriva à s'accrocher à l'une des pointes du kayak accidenté. "Guillaume, je vais pousser l'un des bouts du kayak et te récupérer quand tu pourras dégager tes jambes. Accroches-toi à moi."

Mais Guillaume était si engourdi qu'il perçut les paroles de Caroline comme dans un brouillard épais, avec les mots étouffés dans le bruit assommant du rapide. Pourtant il voulait vivre et revoir sa femme et sa fille de deux ans qui lui souriaient à travers les vagues ; l'eau inondait sa peau d'un froid glacial et il ne sentait plus le bas de son corps.

Lorsque Caroline attrapa Guillaume et le sortit du bateau, le kayak s'enfuit immédiatement dans le courant ; les flots recouvrirent les deux jeunes gens durant un long moment, interminable, mais Anne tirait la corde de toutes ses forces ; elle arriva, grâce à une force décuplée, à les tirer vers elle.

Guillaume n'avait plus de forces. Caroline non plus. Elle s'écroula près de lui. Anne sortit son téléphone de la pochette insubmersible qui ne la quittait jamais et elle appela les secours. Par chance, la route n'était pas loin et les pompiers les localisèrent très vite. 

Ils les emmenèrent tous les trois à l'hôpital de Chambéry et ils purent retrouver des forces. Mais Guillaume dut faire une longue rééducation pour retrouver l'usage de ses jambes, à la Clinique du Grésivaudan de la Tronche. Sa femme et sa fille venaient le voir très souvent et il put bientôt rentrer chez lui tous les quinze jours, le week-end.

Anne et Caroline, quant à elles, se mirent au canoë sur des lacs et des rivières sans rapides ni remous. Ainsi, durant l'été, elles envoyèrent des photos de leur périple sur le Vieux Rhône à Guillaume. Il pleura de les voir toutes les deux en vie et en plein bonheur, savourant les plaisirs de l'eau calme et plate. "L'eau vive, ce n'est plus pour vous, je vois, mais moi, dès que je pourrai, j'y retournerai, leur écrivit Guillaume. Merci de m'avoir sauvé, vous avez fait un sacré tour de force pour me sortir de là ! Je n'en reviendrai jamais de ce que vous avez fait ce jour-là pour moi !".

Les deux jeunes femmes ne lui dirent jamais ce qu'il s'était passé ce jour-là. Anne, étant seule sur la berge pour tenir la corde, n'aurait jamais eu la force de tirer vers elle Guillaume et Caroline. Elle avait senti soudain deux mains invisibles tirant la corde avec elle. Caroline, de son côté, était troublée devant la force intérieure qui l'avait portée à prendre les bonnes initiatives et à réagir très vite dans les flots menaçants, arrivant aussi à tirer Guillaume hors du kayak.

Elles savouraient aujourd'hui le fait d'être en vie et de prendre soin de chaque moment de leur existence. La sérénité faisait battre leur cœur désormais et un jour, peut-être, elles s'autoriseront à descendre à nouveau un torrent. Mais le tumulte des rapides faisait partie d'un passé révolu. Sauf pour Guillaume qui ne rêvait que d'une chose : retrouver l'impétuosité de sa pagaie plongeant dans l'eau tumultueuse.