Sans titre

Recommandé

Caviardosophe à mes heures perdues... Je prends soin de mon ikigaï le reste du temps. « Aimer la littérature, c'est être persuadé qu'il y a toujours une phrase écrite qui vous redonnera le ... [+]

Cette œuvre est
à retrouver dans nos collections


Nouvelles :
  • Littérature générale
Collections thématiques :
  • Arts
  • Instant de vie
  • Le temps
  • Relation de famille
Du plus loin que me reviennent mes souvenirs avec mon père, je vois toujours le petit café du passage Helluin et notre table illuminée par les rayons du soleil traversant le plafond en verrière. Les pas qui viennent de loin, stagnent, s'en vont en s'estompant suivant les allées et venues des passants, résonnent à mes oreilles à chaque invocation de l'image paternelle. De ma mémoire rejaillit une femme dans une robe à fleurs dont l'ourlet vient caresser des jambes dorées. Est-ce depuis la vision de ces jambes embellies par les talons hauts qu'elle portait que je voue un culte à chaque femme perchée infiniment plus haut que moi ?

— Tu me racontes une histoire, Papa ?
C'est ma voix, celle de mes dix ans.
— L'histoire de qui ? me demande mon père en balayant le passage de son regard gris.
— De cette femme, là-bas, avec la robe à fleurs.
J'ai pointé mon doigt vers elle. Mon père me rabat tendrement la main en murmurant :
— Tu vois tout, toi.
— Et toi, tu inventes bien... Alors, tu racontes, Papa !?
Ses pas l'ayant rapprochée de nous, je constatai à quel point elle était jeune, mais c'est mon père qui perçut à quel point elle semblait triste.

Je suis assis à la table du café Le Père peinard, passage Helluin. J'ai soixante ans et j'entends ma voix et celle de mon père comme si c'était hier, comme si c'était derrière moi que nous parlions, assis à notre table favorite, à déguster lui son Ricard, moi un chocolat chaud assez épais pour recouvrir la cuillère sans disparaître le temps que je la secoue pour la porter à ma bouche. J'ai soixante ans. Je suis plus vieux que mon père le jour de sa dernière révérence. Je me rends compte d'un coup, là, sous la verrière, pris par l'observation d'une jupe à fleurs sur deux jambes fines et longues, je me rends compte que mon père devait déjà être malade le jour de cette conversation. Le mal qui l'emporta deux ans plus tard devait être tapi, à l'affût, prêt à investir la forteresse d'histoires, de mots, de vie qu'il était, au moindre signe de faiblesse de l'ennemi.
Et sa voix de guerrier du verbe bientôt vaincu me submerge de nouveau.

— Je ne sais pas... Euh.
Et mon père se mettait en bouche l'histoire à venir.
— Elle a perdu quelqu'un il y a longtemps...
— Et ?
C'était trop long d'attendre.
— Et ça l'a détruite.
— Alors elle met des robes à fleurs pour faire semblant d'être gaie.
Parfois, je participais à la création mais c'était quand même lui, mon père, qui était le plus fort à ce jeu-là.
— Va pour la robe, dit mon père. Gaie, ça fait longtemps qu'elle ne l'est plus. Mais...
J'attends la bouche ouverte, les yeux rivés aux lèvres de mon père.
— Mais hier, dans ce passage, elle a vu quelqu'un qui lui a rappelé son fantôme du passé. Elle erre depuis pour le voir de nouveau. C'est un bel endroit pour faire renaître l'Amour...
— Non !
— Non quoi... ?
— Je n'aime pas cette histoire, dis-je en faisant la moue.
— Alors laissons-la passer... Nous lui en proposerons une autre quand elle reviendra.
— Comment sais-tu qu'elle reviendra ?
— Chut...
J'avais eu, à ce moment précis, l'impression qu'un ange passait. Elle avait des talons aiguilles, mais ne faisait que très peu de bruit. La jeune femme longea en leur entier les carreaux anciens du passage Helluin, la tête tournée vers les vitrines des vieilles boutiques. Elle donnait l'impression de chercher quelqu'un. Papa avait raison. À peine le temps de finir mon chocolat qu'elle repassait dans l'autre sens, avec toujours autant de délicatesse dans le mouvement, semblant observer son reflet.
— Que veux-tu qu'elle soit ? Que vois-tu en elle ?
— Elle est triste, oui, mais c'est parce qu'elle a vu quelqu'un qui lui ressemble...
— Ah, d'accord. Donc, elle n'a pas de famille. Hier, elle est tombée nez à nez avec une femme qui lui ressemble trait pour trait.
— Oui, un sosie !
J'étais de nouveau captivé. Mon père parla longtemps. Il lui inventa avec mon assentiment une vie agréablement bouleversée par de proches retrouvailles. Solenne, oui elle s'est appelée Solenne, finalement, née de père et de mère inconnus presque vingt-cinq ans plus tôt, s'était découvert une sœur, rencontrée par hasard dans le plus vieux passage de notre ville. Elle sut du même coup qu'elle ressemblait à leur mère...

Je ne sais plus vraiment tout ce que nous nous sommes dit ce jour-là. Toutes nos histoires se mêlent dans ma tête, maintenant. Seule la sensation de ces moments m'importait. Je ne savais pas que je l'aimais autant mon père, mon père conteur, mon père poète, mon père jongleur de mots... Je ferme les yeux et je le revois, là, sous le soleil de fin de journée. Nos boissons sont finies depuis longtemps. Il faut rentrer. Fin de la magie. Papa n'inventait jamais d'histoires à la maison : Maman trouvait cela stérile et vain.

J'ai suivi les conseils de mon père qui me disait toujours : « Regarde le monde, mon fils, et si tu ne vois rien... Regarde mieux ou invente. » Je suis photographe, j'ai l'œil précis et ouvert sur le monde, mais il manque toujours un texte, un mot, à mes photographies sans titre.

© Short Édition - Toute reproduction interdite sans autorisation

Recommandé