Rêves éveillés

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux... »
C'est la première pensée qui me vint à l'esprit avant que je découvre que... je n'aurai plus jamais le privilège de me servir de la fenêtre de lâme : je parle de mes yeux. Du moins, cest ce que je croyais. Chaque homme a une histoire, et la mienne est particulière. Mon nom ? Peu importe. Et si nous retournions un peu dans le temps ?
Je suis la progéniture d'un paternel coréen et d'une mère de couleur, né avec le teint de cette dernière, bien qu'ayant été éduqué selon une culture et une croyance mixte asiatique et africaine. J'ai surtout Bénéficié d'un apprentissage total de la langue maternelle, le français.
Mon père était un homme de principes à cheval sur les recommandations spirituelles. Il disait toujours que « la présence » ou le fait d'être présent fait de lhomme un être de paix qui ne se soucie guère de ce que constitue l'extérieur du cercle circonscrit de la présence. Je pratiquais cet exercice même dans mes rêves, depuis lâge de 6ans. « Comment ?» me demandez-vous. C'est simple, j'avais une formule qui a force dhabitudes, s'est ancrée dans mon subconscient ; une formule que je pensais nécessaire pour savoir si oui ou non, j'étais en plein rêve : « Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ?» et juste après l'avoir prononcée, je prenais une grande respiration et je tirai mon doigt dans l'espoir qu'il s'allonge. Si tel était le cas, alors il s'agissait d'un rêve. Nous vivions dans le pays d'origine de ma mère, un pays d'Afrique. Éducation spirituelle très rude, et pas que de la théorie. Je n'avais aucun soupçon que cet exercice qu'on m'avait enseigné allait jouer une partition impressionnante dans le processus de mon existence.

Javais alors 24 ans, et je travaillais comme gardien de jour. Avez-vous déjà perdu un proche ? Si oui, alors ça fait mal. Eh oui, cest tout ce quon peut dire. Mes parents sont décédés dans un crash d'avion en partance pour la Corée en 1998, lorsque j'avais 25 ans. La nouvelle m'est parvenue un samedi soir. Nétant de service les week-end, je dus tout de même promettre à un collègue ce jour, de le remplacer à ses heures du soir...bref, revenons à cet instant où je raccrochais mon cellulaire après cette foudroyante nouvelle. J'étais fils unique. Trou noir.je démissionnais du travail, me retrouvant criblé de dettes et de menaces d'expulsion. La cérémonie funèbre avait eu lieu quelques mois après leur décès. Le deuxième grand moment de ma vie c'est celui de ma rencontre avec une femme qu'il me semblait reconnaître. Tout laisse à croire mon mode de vie de cette année m'a conduit à cette inconnue. Je ne travaillais plus, alors mes journées se résumaient aux jeux de hasard et au racket*pour espérer me mettre quelque chose sous la dent. « La présence » avait disparu. Mes rêves étaient de moins en moins lucides, ou complètement oubliés à mon réveil ; excepté celui de ce matin-là, où plus tard je devais faire une rencontre. Quelque chose m'échappait. Quoi qu'il en soit, il était question de cette femme...
Par un soir glacial je rentrais d'une salle d'arcades, le long de la ruelle qui débouchait dans un quartier peu salubre, qui alors me servait de terroir. Soudain, une silhouette féminine très décorée ! Je pensais tout bas : « Que fait une dame avec de telles parures dans les ruelles de ce taudis ? Je ne l'ai jamais aperçue par ici. ». La femme me regardait avec frayeur et commençait à accélérer sa démarche, sûrement de peur de se faire dépouiller. Javais perdu tout intérêt à son endroit, et son visage me revint en mémoire, comme une situation de « déjà-vu ». Aussitôt posé ma main sur son épaule, quelle se retourna criarde, pulvérisant sur mon visage et tout droit dans mes yeux, un spray : « Pchhhhhhhh !».
-Aaaaarrggg !!!!
Douleur insoutenable, vue trouble et rouge, puis noire...je me suis écroulé et évanoui.
« Suis-je dans le noir ou ais-je les yeux fermés ? peut-être les deux cette fois ». En un déclic, tout devint clair dans ma mémoire : ce soir fatidique ! Cette femme ! Je l'avais vue dans un rêve la veille, cest pour cette raison qu'elle m'intriguait. « Quelle importance, maintenant ? » Larmes.
Si j'étais prisonnier d'un rêve, il fallait que je le sache. Il fallait utiliser la formule sans me soucier de mon incapacité à voir. Mais je demeurai dans le noir. Heureusement, tout effort aussi minime soit-il, reste un effort. Le résultat est arrivé : un flash blanc, qui m'a rendu léger, exempt de violence et plein de nostalgie de mon enfance. Peu de temps avant la fin de ma vision, j'ai vu et écouté mes parents, dans leurs adieux officiels en la langue paternelle que je résume en Français comme suit : Si un homme vit des difficultés de la chaire et les endure, mais qu'il demeure présent dans le temps et conscient de son être, il pourra toujours surmonter le plan physique avec sa capacité spirituelle. Une perte d'usage des sens peut être comblée par une nouvelle faculté.
Il m'aura fallu 3 longues années de rééducation et d'écriture du braille, et je pus enfin sortir de l'hôpital.
Est-ce que toute mon histoire a réellement pour cause ma rencontre avec cette inconnue à la belle parure qui m'a rendu aveugle ? L'asiatique de couleur que je suis avait-il vraiment vécu le pire qui camouflait une libération ? On ne peut en être certain. Une chose est sûre, je suis dans le noir et j'ai à présent les yeux fermés, mais ceux de l'esprit désormais ouverts et j'en suis reconnaissant.