Laissant échapper un bâillement, Joyce range ses dernières affaires dans sa valise, qu'elle ferme ensuite lentement. Elle n'a pas beaucoup dormi, trop angoissée par le voyage ; ou bien... [+]
Réveil-matin
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En compétition
Depuis hier matin, je suis obsédée par la mort. Je la vois partout. Quand j’ouvre le frigo, je l’imagine tapie derrière un bocal de concombres. Le pot roulerait et m’exploserait le crâne en deux.
J’ai aussi cherché mes brassards au garage. Pour en mettre un sur le robinet en inox et un sur le pommeau de douche, au cas où je glisse en me lavant.
Et surtout, j’enfonce un casque de vélo sur mon crâne pour aller à l’école.
Maman me dit que je suis trop jeune pour penser à la mort. C’est une histoire de grands. J’ai pas répondu. Si la mort, c’est interdit aux moins de dix-huit ans, alors les enfants qui meurent, ils ont pas le droit de regarder ? D’un seul coup, j’ai pensé très fort à la cantinière qui m’oblige à aimer les épinards parce que y a plein d’enfants qui meurent de faim dans le monde. La dernière fois, j’ai murmuré : « Si je mange tous les épinards, il va ressusciter le petit sénégalais qui est mort lundi soir dans l’émission sur France 5 ? » Mais elle a pas entendu. J’ai mangé mes épinards. Le jour même, y a pas eu de survivant de la famine. En tout cas, le journal n’en parlait pas.
— Tu vas pas mourir, ma Biquette. C’est dans ta tête tout ça, c’est dans ta tête, répétait papa sans lever la tête de son ordinateur.
Mais dans ma tête y a que du jus de tomate et puis Lila.
C’était hier matin. Comme tous les matins d’école, j’attendais Lila à l’arrêt de bus, il était pile entre nos deux maisons et c’est bien pratique parce que l’on arrivait toujours en même temps. Mais pour une fois, elle était un peu en retard. J’ai regardé ma montre et en levant les yeux, j’ai vu Lila arriver vers moi, les bras nus, suante de ce matin d’été. Elle portait son cartable sur son épaule droite et ça se voyait qu’il était lourd, car son sourire tombait légèrement d’un côté. Elle me fit de grands gestes sur le trottoir d’en face. Quand ses pieds arrivèrent à la fin du passage piéton, à quelques centimètres des miens, elle scanda :
— Ma mère m’a réveillé trop tard !
Et soudain, il y eut un crissement de pneu et je ne vis plus ses pieds, mais sa tête. Une tête qui ressemblait à une tomate qu’on avait trop pressée. Du jus sortait des oreilles de la tomate. J’ai vomi.
Maman est venue me chercher quelques minutes plus tard. Elle m’a attrapé par le bras et m’a dit qu’on rentrait à la maison. La maman de Lila pleurait. Je voulais la serrer fort et lui dire que c’était pas sa faute. C’était pas un réveil-matin, elle avait le droit de se tromper. Mais maman me tenait fermement, marchant trop vite pour mes petits pieds. J’avais envie de crier, mais rien ne sortait.
Plus tard, maman m’a dit que Lila était à l’hôpital et qu’elle dormait. Elle est comme les ours. Elle hiberne. Maman pense que je suis bête. Les ours, ça hiberne pas au printemps. Et puis j’ai entendu quand elle a dit à papa :
— Pauvre petite, elle est dans le coma.
J’ai regardé sur Wikipedia. Y a écrit :
« Le coma est une perte de connaissance non réversible par les stimulations ».
J’ai rien compris, mais j’ai imaginé que ça ne sentait pas bon pour Lila.
J’ai demandé à papa et maman si on pouvait aller la voir.
— Elle ne pourra pas te répondre ma chérie, mieux vaut attendre un peu.
— Je m’en fiche qu’elle ne réponde pas, je veux lui parler !
Ils se sont regardés tristement.
— Plus tard.
— Quand plus tard ?
— Quand elle se réveillera.
J’étais en colère. Je voulais voir Lila, même si elle ne parlait pas.
J’ai repensé soudain à ses derniers mots. Ils étaient pas drôles, ils ne rimaient même pas.
Alors j’ai décidé d’une chose très importante. J’ai décidé de ne parler que pour dire des choses intéressantes.
Depuis hier matin, je ne parle plus. Ou très peu. Je ne dis que des choses intelligentes ou agréables, le genre de choses que maman appelle : des choses sensées. Quand Lila sortira de son hibernation, on verra. Mais en attendant, je veux être sûre que mes derniers mots soient un bon souvenir pour la personne qui les entendra. Et pas que la maman de Lila est un mauvais réveil-matin.
J’ai aussi cherché mes brassards au garage. Pour en mettre un sur le robinet en inox et un sur le pommeau de douche, au cas où je glisse en me lavant.
Et surtout, j’enfonce un casque de vélo sur mon crâne pour aller à l’école.
Maman me dit que je suis trop jeune pour penser à la mort. C’est une histoire de grands. J’ai pas répondu. Si la mort, c’est interdit aux moins de dix-huit ans, alors les enfants qui meurent, ils ont pas le droit de regarder ? D’un seul coup, j’ai pensé très fort à la cantinière qui m’oblige à aimer les épinards parce que y a plein d’enfants qui meurent de faim dans le monde. La dernière fois, j’ai murmuré : « Si je mange tous les épinards, il va ressusciter le petit sénégalais qui est mort lundi soir dans l’émission sur France 5 ? » Mais elle a pas entendu. J’ai mangé mes épinards. Le jour même, y a pas eu de survivant de la famine. En tout cas, le journal n’en parlait pas.
— Tu vas pas mourir, ma Biquette. C’est dans ta tête tout ça, c’est dans ta tête, répétait papa sans lever la tête de son ordinateur.
Mais dans ma tête y a que du jus de tomate et puis Lila.
C’était hier matin. Comme tous les matins d’école, j’attendais Lila à l’arrêt de bus, il était pile entre nos deux maisons et c’est bien pratique parce que l’on arrivait toujours en même temps. Mais pour une fois, elle était un peu en retard. J’ai regardé ma montre et en levant les yeux, j’ai vu Lila arriver vers moi, les bras nus, suante de ce matin d’été. Elle portait son cartable sur son épaule droite et ça se voyait qu’il était lourd, car son sourire tombait légèrement d’un côté. Elle me fit de grands gestes sur le trottoir d’en face. Quand ses pieds arrivèrent à la fin du passage piéton, à quelques centimètres des miens, elle scanda :
— Ma mère m’a réveillé trop tard !
Et soudain, il y eut un crissement de pneu et je ne vis plus ses pieds, mais sa tête. Une tête qui ressemblait à une tomate qu’on avait trop pressée. Du jus sortait des oreilles de la tomate. J’ai vomi.
Maman est venue me chercher quelques minutes plus tard. Elle m’a attrapé par le bras et m’a dit qu’on rentrait à la maison. La maman de Lila pleurait. Je voulais la serrer fort et lui dire que c’était pas sa faute. C’était pas un réveil-matin, elle avait le droit de se tromper. Mais maman me tenait fermement, marchant trop vite pour mes petits pieds. J’avais envie de crier, mais rien ne sortait.
Plus tard, maman m’a dit que Lila était à l’hôpital et qu’elle dormait. Elle est comme les ours. Elle hiberne. Maman pense que je suis bête. Les ours, ça hiberne pas au printemps. Et puis j’ai entendu quand elle a dit à papa :
— Pauvre petite, elle est dans le coma.
J’ai regardé sur Wikipedia. Y a écrit :
« Le coma est une perte de connaissance non réversible par les stimulations ».
J’ai rien compris, mais j’ai imaginé que ça ne sentait pas bon pour Lila.
J’ai demandé à papa et maman si on pouvait aller la voir.
— Elle ne pourra pas te répondre ma chérie, mieux vaut attendre un peu.
— Je m’en fiche qu’elle ne réponde pas, je veux lui parler !
Ils se sont regardés tristement.
— Plus tard.
— Quand plus tard ?
— Quand elle se réveillera.
J’étais en colère. Je voulais voir Lila, même si elle ne parlait pas.
J’ai repensé soudain à ses derniers mots. Ils étaient pas drôles, ils ne rimaient même pas.
Alors j’ai décidé d’une chose très importante. J’ai décidé de ne parler que pour dire des choses intéressantes.
Depuis hier matin, je ne parle plus. Ou très peu. Je ne dis que des choses intelligentes ou agréables, le genre de choses que maman appelle : des choses sensées. Quand Lila sortira de son hibernation, on verra. Mais en attendant, je veux être sûre que mes derniers mots soient un bon souvenir pour la personne qui les entendra. Et pas que la maman de Lila est un mauvais réveil-matin.