Rêve Lucide

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. »
5h36. L’alarme, stridente, retentit. Ma main parvient lourdement à mettre fin à ce son aigu désagréable. Les yeux toujours fermés, je sens tout le poids de mon corps s’enfoncer dans le lit. Une image, un son, un bruit, des murmures, encore un autre bruit, puis une image. Ces pensées parasites fusent dans ma tête. Trop tôt. Il est beaucoup trop tôt pour ça. Je me traîne vers la douche. Le regard perdu dans le vide, j’ouvre mécaniquement le robinet ; il grince, encore. Je devrais appeler le plombier. Demain, peut-être. Les gouttes d’eau perlent sur ma peau. L’eau est-elle chaude, froide ? Je ne sais plus. 7h. Je prends la route. Le bruit des moteurs, les klaxons, les pas pressés des piétons, jouent cette irritante mélodie de fond trop bien connue. Je hâte le pas, je ne dois pas être en retard.
7h42. La salle est presque vide, mais mes amis sont déjà là. Je me dirige vers le petit groupe absorbé par sa discussion :
- « Je te dis que notre équipe est la meilleure, c’est juste que tu ne sais pas encore ; dit l’un avec beaucoup d’assurance.
- Peut-être. Mais en attendant, on vous a battu hier ; rétorqua son voisin.
- C’est facile à dire, c’était juste hier, et nos meilleurs joueurs étaient sur les bancs.
- Tu veux une revanche à la salle de jeux ? Tu paries combien que tu perds ? »
Le troisième qui leur faisait face, éclata de rire. Tous deux étaient surpris. Il commença :
- « J’espère que vous savez qu’on a une interrogation à 15h.
- Jure ? ; s’écrièrent-ils à l’unisson.
- Bonjour ! ; je leur fis signe de la main.
- Notre sauveur ! Il y a interro à 15h, pitié, aide-nous ! s’exclamèrent-ils en m’attrapant par le bras.
- On peut étudier à la pause... »
Leurs yeux s’illuminèrent.
- ...si vous payez mon déjeuner. »
Le troisième éclata à nouveau de rire.
- « Tu ne changeras jamais Foladé. C’est bon, je payerai pour nous quatre. »
Les deux autres se tournèrent vers lui, reconnaissants.
- « Tu devrais arrêter de tout leur accorder Agossou ; lui dis-je.
- Il faut bien que quelqu’un le fasse » me répondit-il en souriant.
12h. A la pause, notre tentative de révision s’était transformée en bavardage. Nous riions à pleine gorge lorsqu’un professeur m’interpella :
- « Toi, viens ici un moment. »
Je m’avance vers elle.
- « Que s’est-il passé au devoir dernier ? Tes notes ont baissées !
- ...
- Tout va bien ? Tu n’avais pas compris l’épreuve ? ; reprit-elle.
- Ha ha, en fait, j’ai regardé des matchs et j’ai oublié de réviser ; répondis-je le regard fuyant.
- Ne rate pas ta moyenne à cause du football ; dit-elle en me donnant une petite tape sur la nuque ; bientôt vous passez le brevet, c’est maintenant qu’il faut mettre le paquet.
- Aie madame, ça fait mal.
- Ça, c’est parce que tu dors durant mon cours ; rétorqua-t-elle en souriant gentiment ; tu peux y aller.
- Merci madame. »
Mes amis se moquèrent. Agossou m’interrogea,
- « Elle a dit que je dors trop en classe. »
Ils éclatèrent tous de rire. Puis il reprit :
- « Mais tu as toujours de bonnes notes. »
Les 2 autres acquiescèrent.
19h08. Nous prenons la route ensemble. Notre bavardage se perd dans le vrombissement des véhicules. Petit à petit, le groupe se sépare. 20h. De retour chez moi. Comme à l’accoutumée, la maison était vide et froide. Je réchauffe mon repas et, seul, à table, je termine machinalement mon assiette dans le plus grand silence.
20h22. J’étais depuis peu dans ma chambre, lorsque je perçus un bruit de clés. Ma mère venait de rentrer. Je reconnaîtrai ses pas entre milles. Elle frappa à ma porte, l’ouvrit, puis :
- « Bonsoir maman ; commençai-je.
- Bonsoir, tu as mangé ?
- Oui maman.
- Tu as étudié ?
- Je suis en train maman.
- C’est bien » dit-elle en refermant la porte.
Je retourne à mon manuel. Mes yeux semblent voler sur les mots sans en saisir le sens. Je relis encore et encore la même page. Inutile. Je referme le manuel, puis, je m’affale sur le lit, les yeux rivés sur le plafond.
21h10. Je décide finalement d’aller me coucher. Un second bruit de clés attire mon attention. C’était mon père qui rentrait. Je m’empresse d’éteindre la lumière et de retourner à mon lit.
21h48. Thump, thump, thump. Ça recommence. Je sens un goût aigre remonter au fond de ma gorge. Progressivement, la douleur s’installe. J’essaie de me détendre, contrôler ma respiration, masser légèrement mes tempes. Rien n’y fait. 22h. la migraine est bien là désormais. Je l’attendais. Je me dirige vers la salle de bain. Je n’eus pas le temps d’y mettre les pieds que la porte de ma chambre s’ouvra brusquement. Il était là, dans l’entrebâillement. Il me toisa du regard, et, sur un ton accusateur, demanda :
- « Tu ne dors pas encore ?
- Non, j-j’ai mal à la tête ; répondis-je faiblement ; je vais à la douche prendre mes cachets.
- ... »
Il n’avait pas l’air convaincu. Silencieusement, je m’empresse de prendre mes comprimés. Il ne bougeait pas, me fixant du regard. L’atmosphère était pesante. Je referme maladroitement la boite à pharmacie. Je sentais son regard s’impatienter. J’avais compris. Ce soir encore, il n’y aurait pas de répit.
- « B-bonne nuit; murmurai-je retournant à mon lit.
- « Bonne nuit. »
Il éteignit la lumière et laissa la porte entrouverte.
Couché sur le dos, je ferme les yeux. Je respire lentement. Il y a un petit silence. Je peux entendre les grillons et les crapauds chanter dans la nuit. Je sens des lumières défiler rapidement. Je jette un coup d’œil à gauche. Entre deux lucioles qui viennent se cogner contre le grillage de ma fenêtre, je regarde les derniers véhicules s’empresser de rejoindre leur destination. Le tic-tac de mon horloge résonne dans ma tête comme un compte à rebours. Je perçois d’abord des murmures, puis des voix distinctes :
- « Mais est-ce que... ; dit-elle d’une petite voix.
Il lui coupa brutalement la parole et sa voix monta d’un ton :
- « Ecoute-moi quand je te parle ! C’est toujours pareil avec toi !
«  Je pars tôt le matin, cours toute la journée pour ramener à manger à la maison. Et toi ? Tu fais quoi ? Tu ne peux même pas t’occuper de la maison, pas même de ton enfant, surveiller son travail à l’école. Tu es là toute la journée, tu ne fais rien ! C’est moi, MOI, qui dois rentrer, fatigué et m’occuper de ça ! C’est ça ton plan n’est-ce pas ? Que je revienne et que je le punisse tout le temps ? Tu veux qu’il me déteste n’est-ce pas ? Mais ton plan a échoué. Je ne serai pas le méchant dans cette histoire ! »
- « Mais ce n’est pas ça ; répondit-elle faiblement ; je fais autant que je peux, moi aussi je dois...
- Tu fais quoi ? Hein ? Dis-moi, qu’est-ce que tu fais de la journée ? Si c’est ton travail, je t’ai déjà dit de laisser ça, ça ne te rapporte rien !
- Je ne veux pas laisser mon emploi...
- Tu trouves toujours des arguments. Chaque fois on te reproche les mêmes choses, et tu trouves toujours des excuses. Si ton enfant tourne mal, ce sera de ta faute, tu m’entends ? De TA faute ! Tu ne veux, et tu ne sais rien faire. Et malgré tout ce que je te dis, tu n’écoutes rien !
- ...
- Tu es têtue ! ; reprit-il durement. C’est parce que MOI je suis patient. Tu crois que quelqu’un d’autre peut accepter ça ? Supporter ce que je supporte tous les jours... ? »

De mes mains, je tente désespérément de me boucher les oreilles. Ma tête est lourde et la douleur s’insinue dans mes orbites. Je n’entends plus les grillons, je ne vois plus les lumières. Je ferme fortement les yeux. Ce soir encore, je dormirai sur le bruit de leur dispute. Si je dois vivre ce supplice, autant avoir les yeux clos, en espérant qu’au réveil, je me dise que tout cela n’était qu’un mauvais rêve...