Reste encore un peu

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Peut-être pas. Nulle forme je ne distingue tant ma vision est troublée. Je n’ai conscience de rien, si ce n’est cette douleur lancinante qui rugit au fond de mon être. Là, subitement plus rien. Je suis déconnecté.
Puis, comme émergeant d’une piscine dans laquelle je me noyais, je reprends une énorme bouffée d’air. Je ne comprends toujours pas ce qui autour de moi se passe. Mon corps lourd glisse sous les luminaires d’un couloir interminable. Je ne perçois que du monde une énorme cacophonie. À nouveau, le blackout. Même en mon for intérieur, je ne saurais ressentir quoi que ce soit. Je suis éteint.
Après avoir végété dans d’épaisses ténèbres, je retrouve la lumière dans une sensation de légèreté. Combien de temps suis-je resté inconscient ? Une heure ? Deux ? Plus ? Je ne saurais le dire. Je suis envahi par une forme de plénitude que je n’arrive pas à m’expliquer. Le plus intrigant, c’était de me retrouver dans deux positions à la fois ; couché et debout. Comment pouvais-je me voir écartelé sur une table d’opération et assisté à la scène comme un spectateur invisible ?
Tout ce méli-mélo d’événements incompréhensibles dépassait mon entendement. Suis-je en train de mourir ? Le son monotone et continu du scope médical ne me rassure guère. Je crois que pour de vrai, mes heures sur terre s’achèvent. Il y a quand même ce goût d’inachevé qui me donne envie de rester. Comme si mon âme aussi était frappée d’amnésie, je n’avais aucune idée ce que cela pouvait être.
Je me suis pris des décharges électriques. Mon cœur, semble-t-il s’est arrêté de battre. Ma vie ne tiendrait qu’à la bonne volonté de mon myocarde de faire résonner des bips en rebattant. La tension était palpable. Un seul espoir était commun à tous ceux qui étaient présents : que vie survive.
Si le suspens a été insoutenable, le verdict, lui est une victoire. Visiblement, je ne suis pas encore prêt pour prendre un billet sans retour. Ouf ! L’équipe médicale poursuit son travail après une bonne dose d’adrénaline. Si le pire a été évité, l’inquiétude devient plus importante. Mes constantes sont vérifiées chaque minute de façon compulsive. Même moi, je m’y mets craignant un bis repetita.
Les heures s’enchaînant, dans le plus grand des secrets, j’ai scruté les faits et gestes des uns et autres. Je me suis rapproché de mon corps attaché par des sangles, prenant mes distances avec la réalité. Tout doucement, je viens me susurrer dans les oreilles : « quelle drôle de tête tu fais ! ». Pour quelqu’un qui est sur la pente raide, j’ai de l’humour. Il faut bien en avoir pour tenir dans une situation pas si cocasse que celle-là.
Malgré la bonne volonté des médecins, j’ai fini comateux. En attendant que je ne trouve un moyen de revenir à la vie, j’avais une histoire à reconstituer. Pourquoi ? Comment ai-je atterri dans cet hôpital ? Je suis devenu à présent un aventureux sous la cape d’une mort pas encore totalement actée. Je suis alors permis de fourrer mon nez au-dehors. Je quitte la pièce austère où l’agonie règne en maîtresse. J’arpente les couloirs et je finis par atteindre le hall. Du monde, comme il y en a toujours dans les hôpitaux. Une file de personnes, des familles inquiètes qui attendent. Un décor trop bien connu.
En jetant un regard sur les visages, tentant de déchiffrer leurs émotions, je vois un visage connu. Ce n’est ni mon père ni ma mère. Je le rapproche. C’est bien la mère d’Ariane comme j’avais imaginé. Elle est en pleurs. Ces larmes seraient-ce pour moi ? Je suis surpris de la voir présente. Je cherche sa fille, mais ne vois aucune forme qui puisse être la sienne. Que peuvent bien faire les parents de ma meilleure amie ici, si elle n’est pas là ? À moins que... L’idée fait trembler tout l’intérieur de mon âme. La même douleur qu’auparavant gronde. C’est empêtré dans ce sentiment, que je vois ma famille débarquer. Mon père en tête de file, fond sur la réceptionniste.
- Est-ce bien ici qu’a été admis Karl ELIBA suite à un accident de la route ?
- Oui monsieur !
- Je suis son père. Comment va mon fils ? Puis-je le voir ?
- Bientôt monsieur ! Il est à peine sorti du bloc. Je ferai savoir au médecin en charge de son cas que vous êtes là.
- Merci madame ! répond mon père.
C’est ma mère qui manque de retenir ses larmes et qui fond dans les bras de ma sœur secouée.
- Je suis désolée, monsieur pour ce que vous traversez. Je compatis. Veuillez prendre place dans le hall et patienter.
Savoir qu’ils se sont tapé plusieurs bornes dans la nuit juste pour être à mes côtés m’a ému.
Toute ma famille se dirige vers des fauteuils installés un peu plus loin de la porte d’entrée. Ils viennent prendre place auprès des parents de Ariane. Seul mon père leur adresse ses salutations auxquelles ils répondirent. Les femmes étaient trop instables pour les civilités. Deux familles qui ne se connaissent pas dont le seul lien est moi. J’ai voulu les rassurer, leur faire savoir que je suis présent. Ils ne pouvaient ni me voir ni m’entendre. Papa, un peu déboussolé, quoique stoïque, prend son portefeuille et sort une photo de moi.
- C’est votre fils sur la photo ? lui demande Béniel le père d’Ariane.
- Oui, voulez-vous la voir ?
- Si le cœur vous en dit.
- Je la garde sur moi depuis qu’il a quitté la maison.
À peine a-t-il jeté un coup d’œil...
- Karl est votre fils ?
- Vous connaissez Karl ?
- Bien sûr, c’est le meilleur ami de notre fille.
La scène tournait en une révélation des faits cachés de ma vie. C’en était drôle et touchant.
En étant patient et en écoutant discrètement leur conversation, j’ai su pour la greffe de cœur et ma mémoire me revenait.
Je me refais le film maintenant que j’ai presque ma mémoire recouvrée. Tout commence avec un message d’elle en ce jeudi du mois de mai. La soirée venait à peine de débuter. Mon téléphone vibre. J’ai une notification. Je m’étais empressée de lire le contenu quand j’ai vu son prénom apparaître sur mon écran.
« J’ai fait un malaise. Mon cœur s’est arrêté de battre un instant. Mais mon pacemaker n’a pas pu le relancer immédiatement. J’ai repris connaissance sous le regard inquiet de ma mère. Je suis à l’hôpital actuellement. »
Je me suis senti comme dépossédé de tout ce que j’avais à chérir dans cette vie. Ce n’est pas évident à expliquer ce sentiment. Je ne supporterai pas de la perdre. Elle est un pilier de ma vie. Je suis un estropié qui à ses côtés marche normalement. Si la vie me la prend, je finirai dans un fauteuil roulant. Des perles lacrymales roulaient déjà sur mes joues quand je lui répondis :
« Tu n’as pas intérêt à me faire ce coup ! Je ne te le pardonnerai pas. Ni aujourd’hui ! Ni demain ! »
Sentant la colère montée en moi, criant à la vie toute l’injustice dont elle pouvait faire preuve, j’enfourchai ma bécane. Dans la précipitation, je ne mis pas mon casque. Roulant à vive allure pour expier ma douleur, je me questionnais. Ariane a encore tellement de choses à vivre, tellement de choses à faire. Pourquoi mourir si jeune ? Perdu dans mes interrogations sans réponses, je manquai de prendre correctement un virage. Ma moto ne tint plus en équilibre et se fracassa dans une rambarde. Moi, je fus propulsé du siège, retombai lourdement sur l’asphalte, roulai sur moi quelques mètres.
En revivant la scène de mon accident, je me suis réveillé dans la chambre de mon appartement. Ma première réaction est de chercher les tubes dans ma bouche et les branchements sur mon corps. Il n’y en avait pas. Je suis dégoulinant de sueur, je halète. Comment pourrais-je être en vie en ayant côtoyé si près la mort ? Il n’y a qu’un cauchemar un peu trop réel qui peut donner cette illusion. Je n’ai jamais autant apprécié la sensation d’être en vie. J’ai baisé tout mon corps pour me féliciter de n’avoir fait qu’un mauvais rêve.
Me remettant à peine de mes émotions, mon téléphone sonne. Un message d’Ariane. J’espère juste que le songe ne va pas laisser place à la réalité.