Rendez-vous manucure, samedi 13h20

"Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux."
Talmenas, 18 décembre 2019, Syrie. « J’ai de la cendre dans la bouche. J’essaye de bouger les bras, mais je parviens à peine à sentir le bout de mes doigts. Je ne comprends pas, j’étais juste en train d’aider maman. Ça sent quelque chose que je n’aime pas. Je ne sais pas ce que c’est. J’entends des bruits au-dessus de moi. Quelqu’un crie. Je suis de plus en plus léger. Le son s’intensifie. Maman, où es-tu ? Une lumière soudaine me brûle la rétine. Une main tâtonne mes cheveux. On me tire vers le haut. Maman a de la cendre dans la bouche. J’ai refermé les yeux avec elle. Ils ont bombardé Idlib. »
J’avais commencé par écrire ça. Je voulais placer des réf d’actu en voyant que le concours est organisé en partenariat avec un organisme de presse. Parce que l’actu et les conflits internationaux me passionnent, aussi. Ces gens dont on ne parle pas. Ou alors pire, qu’on ignore. Et puis j’ai réalisé que je voulais participer parce que j’aime écrire. Je me fous de vous plaire ou de gagner quoi que ce soit. J’en suis désolée, d’ailleurs. Sans offense, ahah. L’écriture me libère. Elle ne me juge pas. Et puis l’Homme est égoïste par essence, surtout dans les arts. N’est-on pas naturellement notre plus grande source d’inspiration ? Ce que nous avons vécu, ce que nous ressentons, ce que nous aimons ou détestons. Ce « moi » qui nous conditionne. Par définition, c’est tout ce que je suis : quelque chose que je vois, que j’utilise, que je ressens, que j’aime ou que je déteste. Il y a des jours avec, des jours sans.
Je me suis regardée aujourd’hui. Je me force à le faire, pour me rendre compte. Je ne m’aime pas, aujourd’hui.
Parfois, ce monde est con. Pas au sens de stupide, parce que je suis convaincue qu’il y a mille et une différentes formes d’intelligence. Je suggère plutôt ici son illogicité. Sa méchanceté. Sa maladresse aussi, parfois. Vous prétendez donner la parole à ceux qui veulent s’exprimer. Ceux qui veulent exprimer leur rage, leur frustration, leur amour, avec toutes leurs tripes ou leur estomac. Vous prétendez offrir l’opportunité de liberté d’expression, et vous mentionnez que « les poèmes ne sont pas acceptés ». Balzac avait raison finalement : « Tous les peuples ont la liberté pour idole, mais où est sur la Terre un peuple libre ? ». On cherche des concepts profonds pour dénier le piètre ennui qu’est une vie résumée aux besoins primaires. On veut se plaindre de problèmes géopolitiques qui nous donnent l’air intelligent, alors qu’on les a créés nous-mêmes. On cherche une raison d’exister alors que la meilleure façon de profiter d’une vie est probablement de la vivre sans raison particulière. Alors on trouve quelque chose qui nous ronge, inconsciemment, qui nous dévore jusqu’à obtenir la satisfaction d’être sauvé.
Je ne mange plus rien parce qu’il n’y a plus d’ongle dans mon placard.
Cette lettre ouverte n’est pas une repentance. Elle est l’expression d’un combat. Personne ne le voit, mais tout le monde en tait les conséquences. Cette métastase, elle a grandi avec moi, comme un petit fœtus gardé depuis mes cinq ans, bien au chaud sous la peau de mon ventre. Elle est née de remarques inconscientes et de regards indiscrets. De comparaisons mal placées avec quelqu’un qui vous ressemble mais qui n’est pas vous. En parler, c’est y donner de l’importance. C’est y penser matin, midi et soir. Ne pas en parler, c’est dénier qu’il y a un problème. C’est y penser matin, midi et soir.
Je ne mange plus rien parce qu’il n’y a plus d’ongle dans mon placard. Peut-être qu’un doigt n’est pas si mauvais, en sauce ?
J’ai réalisé que j’avais changé un matin, comme ça, devant le miroir. Ma poitrine avait diminué. En une nuit ? Tout cela paraît peu probable. Alors je me suis concentrée sur le reste du corps. Quand j’ai baissé la tête, la peau a commencé à friper sur mon ventre. Pas en un joli bourrelet bambin et rosi, plutôt en un bout de peau flasque qui pend parce qu’il a perdu de sa consistance trop rapidement. Boah, c’était sûrement le temps de m’acclimater à la nouvelle cuisine de ce pays, après mon déménagement à l’étranger.
Je ne mange plus rien parce qu’il n’y a plus d’ongle dans mon placard. Je ne sais pas combien de calories ils contiennent. Sûrement trop, de toute façon.
Mes amis m’ont montré les photos d’une fête hier. Je n’y ai pas participé, il faisait froid et j’étais crevée. Je n’ai plus assez d’énergie pour ce genre de choses. Luca dit que je vis comme une vieille personne. Emma dit que pour avoir de l’énergie, il faut boire de l’alcool. Je ne veux pas. Ce sont trop de calories inutiles pour un simple liquide. Ils reviennent de soirée au lever du jour et se font des pâtes. J’avais toujours évité ce moment, pour ne pas avoir la tentation de manger à des heures inappropriées.
J’ai commencé un sprint final bien avant la fin du marathon, sans m’en rendre compte. Les pâtes sont devenues une source de calories davantage que de nutriments. De même pour le riz, les œufs, les germes de blé. J’ai éliminé le lait matinal. J’ai commencé à compenser ce que je considérais des excès et qui n’en étaient pas. J’ai arrêté la confiture contre trois morceaux de pommes qui se battent en duel dans un bol de yaourt. J’ai oublié d’apprécier ce que j’aimais manger. J’ai oublié d’apprécier de manger. J’ai oublié de manger.
J’ai reçu les photos de la semaine dernière. Quand on est allés se promener au lac, tous ensemble. Je sais que j’étais là-bas, je m’en souviens. Pourtant, je ne me suis reconnue sur aucune photo. C’était quelqu’un d’autre, là-bas. Je suis allée courir pour me vider l’esprit. J’ai vu l’ombre de mes jambes sur le sol. Ça n’était pas moi non plus, ici.
Je ne mange plus rien parce qu’il n’y a plus d’ongle dans mon placard. Tu crois qu’on peut les remplacer par de la salade ?
Emma m’a suggérée que j’étais égoïste, hier. Elle m’a dit que mes habitudes avaient inconsciemment un impact sur les autres. Que me voir changer, dénier, me priver, la faisait se sentir coupable de manger, elle aussi. Je l’ai regardée, comme tant d’autres jours, en me disant qu’elle était pourtant magnifique. Comment ne pouvait-elle pas s’en rendre compte ? Elle s’est agacée quand je le lui ai dit : « J’en ai assez de te l’entendre dire pour moi, alors que c’est toi qui a besoin de te l’entendre dire ».
Je me suis perdue dans un labyrinthe épineux. Doucement au début, puis tout d’un coup. Paradoxalement, c’est une perte qui vous pèse de plus en plus. C’est le poids du jugement et de la culpabilité sur les épaules. C’est le point du combat qui vous permet de rester souverain de vous-même.
Ceci n’est pas une repentance. C’est un cri de douleur, de force, d’espoir. C’est un portrait de jeune fille en feu, qui a choisi de ne pas brûler.
Agenda : rendez-vous manucure, samedi 13h20