Réminiscence

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. » Léthé a mal. Mais ce qui laisse s’engouffrer l’angoisse, c’est l’obscurité. Elle veut trouver une lueur et elle n’en voit pas. Elle veut soulever ses paupières et elle ne les sent pas. Il n’y a que le brouhaha incompréhensible qui l’oppresse. Un grand cri s’élève derrière elle. Elle est violemment bousculée. Au moment de l’impact contre les graviers, une brèche s’ouvre, très fine, entre ses paupières. Le noir lui semble moins profond, et elle tente d’ouvrir ses yeux plus grand, en vain. Elle discerne une foule de silhouettes grises qui glissent et s’entrechoquent dans la nuit. Léthé est perdue. Ses yeux ne rencontrent que des inconnus ; ses oreilles des mots qu’elle ne comprend pas. Le parfum des rues, chargé d’ordures et d’épices la pousse avec une impression de hasard jusqu’à une petite porte ronde, coincée entre deux tôles en contrebas. La jeune femme se faufile entre les ombres, atteint la poignée froide, la tourne. Elle s’engouffre.

Le rouge, partout dans la boutique, lui saute au regard, qui s’agrandit. Léthé s’avance sans réfléchir. L’espace surchargé l’effleure de toutes ses protubérances : ici un coin de table, là un masque qui émerge du mur, là-haut des attrape-rêves et des grigris s’emmêlent dans ses cheveux, tandis que les objets qu’elle fait tomber sur son passage étroit manquent de la faire trébucher. La sécurité la gagne peu à peu au contact du reflet rouge-sombre des lampions en papier sur sa peau. Un éclair l’aveugle soudain et elle se souvient de l’endroit : la boutique occupe le sous-sol du motel qui abrite sa chambre. Il suffit de remonter pour trouver son cocon. La visite s’allonge pourtant, à la recherche de la porte qui la mènera à l’étage. Incapable de la retrouver, elle repousse les vêtements de soie qui lui font obstacle, ses yeux s’attardent sur des poupées aveugles qui se pendent au bord des étagères, et enfin, elle parvient au comptoir. Elle veut demander au propriétaire, un vieux Chinois, où se trouve l’escalier. Elle devra sans doute lui acheter une babiole en échange du renseignement. Il ne se montre bavard que lorsqu’il négocie les ventes. Toujours cloîtré derrière la prison de son comptoir, le boutiquier fait valser des cliquetis derrière la caisse.

Léthé regarde le présentoir vitré, sur le devant du comptoir. Elle reconnaît l’éclat de la pierre qui ornait la bague de sa mère autrefois, parmi les mille petites choses enfermées. Que fait-elle ici ? Si sa mère était morte, elle ne l’aurait même pas su, se dit-elle : elles ne s’adressent plus la parole depuis des années. Le Chinois la sort de sa rêverie : que veut-elle acheter ? Ce n’est pas cher : bons prix, pas d’arnaque ! Léthé se rend compte qu’elle comprend sa langue sans difficulté. Ricochant sur son silence, le vieil homme lance : « Pourquoi pas ceci ? ». Léthé suit la direction indiquée par le doigt tendu et tombe sur une montre au verre fissuré. Elle se fige. « Mon grand-père me l’a confiée le jour de mes quinze ans ». Elle peut entendre encore les mots de son ex-fiancé, alors qu’il lui raconte cette histoire avec fierté pour la première fois. « Ou bien tout ce qui sera cher à votre cœur, poursuit le Chinois. Regardez. » Léthé voit plus clair ; l’ordre a levé un voile. Elle se retourne. Bientôt c’est sa tête qui tourne avec un étranglement de colère qui remonte sa gorge, alors qu’elle reconnaît tout autour d’elle les cicatrices de sa douleur passée. Ici le vase de ses parents, fendu depuis qu’elle leur a jeté à la figure, là le miroir qui lui révélait sa laideur grandissante, là-haut, les lettres en flammes de son amour ruiné. Les pires moments de sa vie l’encerclent et l’enserrent. Affolée, elle interroge le boutiquier : « Où avez-vous trouvé ces objets ? » Les souvenirs l’assaillent et la rongent de tous les côtés à la fois. Ses poumons écrasés refusent d’accueillir l’air ; elle ne pense qu’à éteindre le volcan qui menace d’exploser en elle. Le rouge a contaminé les pupilles de l’homme qui la regarde, amusé. « Vous ne pouviez pas échapper éternellement à la mémoire, en la gardant si proche, juste au-dessous de chez vous. » Tandis que la migraine qui vrille le crâne de Léthé la force à s’agenouiller, il reprend : « Vous voulez oublier la douleur de tous vos conflits passés ? Trop tard, vous l’avez déjà fait une fois. Un objet pour un souvenir et bon débarras ! Vous me les avez tous confiés ! Il est temps d’ouvrir les yeux, maintenant. »

De brèves visions ponctuent la question : la jeune femme ressent tous les symptômes de sa colère sourde, envers sa mère, son fiancé, elle-même. Les cris, les mots et les plaies reviennent. Elle se rappelle l’insupportable qui a provoqué la fuite. L’envol, sa nouvelle vie dépouillée de toutes les épines qui l’écorchaient, la sensation d’être toujours à moitié absente. « Je ne peux plus vous garder. Vous prenez trop de place. Rachetez tout ça, rachetez-vous et allez-vous-en ! ». Il prononce sa dernière phrase en balançant au visage de Léthé les débris qu’elle lui avait laissés. Elle en ramasse autant qu’elle peut, et les bras chargés, écorchés par les éclats de verre, de porcelaine et par toutes les pointes, elle se rue vers la sortie, hagarde. Dehors, le jour blanc l’éblouit. Elle se retourne une dernière fois vers la boutique et la lumière vive lui permet de lire sur la devanture : PRÊTEUR SUR RAGE.