Remerciement

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux. Cette question, avant qu’elle me revienne aujourd’hui de nouveau à l’esprit, m’accompagnait tous les soirs pendant une longue période lors de mon jeu insensé de l’enfance; j’éteignais la lumière, aussitôt je sautais au lit, je m’allongeais et fixais le toit, tout en clignant hâtivement les paupières, je cherchais une trace de lumière. Cela prenait quelques secondes, et ces quelques secondes suffisaient pour comprendre non seulement comment lui, il voyait le monde, mais aussi à quel point l’immensité et l’infinité de ce monde nocturne étaient terrifiantes. Alors voulant lui donner du courage, je me précipitais vers lui, prenais sa main, pour lui prouver ma présence. Une fois convaincu du soulagement que cette présence pouvait lui apporter, je m’endormais dans l’illusion ténébreuse de ma naïveté enfantine. Peu à peu, je m’aperçus que mon acte héroïque des nuits sombres ne recevait pas la moindre réaction de sa part. J’essayais en vain de le réveiller en le secouant et à chaque fois on m’arrêtait et me faisait sortir de la chambre. Un jour en me réveillant je vis la chambre déserte; Papa et tous les appareils qui l’entouraient, avaient d’un seul coup disparu. L’après-midi on m’annonça que mon père était parti en voyage, un voyage sans retour, et c’était quelques années plus tard que je compris enfin leur mensonge. Voilà ce qui me reste comme image saillante de cette enfance, dont toute tentative de ressassement n’est point plaisante.

Ce soir à l’hôpital, après 13 ans, la même question me revint. Une fois réveillé, je me vis dans un espace nocturne où le temps même semblait être figé. Je me levai spontanément et m’avançai en tâtonnant pour trouver une prise. Les somnifères qu’ils m’avaient fait avaler, diminuèrent considérablement ma conscience et pendant quelques secondes, avant que la douleur m’empêche de faire le moindre mouvement, j’avais l’impression de marcher dans le vide. Je voulais retourner dans mon lit, mais j’avais perdu le chemin tout cours que j’avais parcouru. Capté par cette noirceur, je m’allongeai par terre, collai mon visage sur les céramiques dont la froideur envahit tout mon corps, et je m’endormis.
- « Monsieur, vous m’entendez ? »

Oui je l’entendais mais je n’avais guère envie de lui répondre. J’ouvris les yeux, il y avait beaucoup de la lumière partout dans la chambre et j’étais de nouveau dans mon lit.

- Vous avez eu un accident, on vous a ramené à l’hôpital. Quelqu’un était dans le coin pour vous aider, vous être très chanceux.

Je ne lui répondais toujours pas. Je pensais plutôt à quel point les situations dans lesquelles on se trouve peuvent être parfois relatives. Pour elle, j’étais un homme sûrement « aimé par Dieu», bien heureux et qui eut une seconde chance de vivre. Et moi, je me voyais comme un être pitoyable qui échoua même dans sa tentative de suicide.

- Je suis sûre que vous aimeriez bien le voir... Je parle de celui qui vous a sauvé la vie.

Je ne protestai pas, non parce que j’avais envie de voir celui qui m’a de nouveau ramené dans ce que j’appellerai l’enfer terrestre, mais juste je n’avais pas la force. Elle le fit rentrer dans la chambre. C’était un vieillard souriant avec une canne à la main. Il me regarda en silence. Peut-être qu’il attendait de moi un remerciement chaleureux! Jamais. D’ailleurs, le remercier pour quoi? Pour m’avoir donné ce que je m’étais enfin résolu, avec peur, terreur et un bon dosage de l’alcool, de m’en débarrasser? Il s’approcha en me disant si je voulais que l’on appelle une proche ou un ami. Je n’avais pas envie d’appeler Maman. Je sentais en moi une sorte de honte, comment je voulais l’abandonner tout seul après toutes les difficultés qu’on eut subies à la suite de la mort de mon père? L’infirmière qui n’était là que pour m’annoncer des mauvaises nouvelles, intervint en disant qu’il ne fallait pas s’inquiéter sur ce sujet, vu qu’on avait déjà fouillé mon portable pour trouver un numéro et que «maman» serait bientôt arrivée. Le vieillard qui avait l’air soulagé s’assit sur une chaise à côté de mon lit.

- J’étais du retour du cimetière que j’ai vu votre voiture inversée dans la vallée. Je ne pouvais pas attendre l’ambulance ni les pompiers. Il y avait de l’essence partout. Je vous en ai sorti, et quelques minutes après la voiture a pris feu. Vous êtes bien lourd, continua-t-il en souriant.

Je n’eus aucune réaction, et je pensais à la voiture que j’avais perdue. Lui il cherchait à toute force un prétexte pour causer, il semblait souffrir de la solitude, et moi tout en restant muet j’étais un idéal auditeur pour lui. Il disait qu’il était allé au cimetière pour visiter un ami qui ne l’avait jamais vu de son vivant et que ce dernier lui avait pourtant sauvé la vie. C’était insensé et n’importe quoi. Je fermai les yeux et je mis la tête sous la couverture. Il se tut désespérément et à vrai dire, j’eus un peu de pitié pour lui. Alors qu’il était en train de quitter la chambre, ma mère survenue, les larmes sur la joue. Elle m’appela, se précipita vers moi et embrassa mon front. Après s’être assurée que tout aller bien, elle commença à me blâmer. Elle craignait que ma vie ne soit aussi courte que celle de mon père. Elle avait raison, je faillis avoir le même sort. Pourtant je ne pouvais pas lui dire que je n’étais pas imprudent comme lui, que tout cela était fait exprès. Alors je restai muet.
Tout au long de cette dispute, le vieillard était présent, et nous écoutait et personne ne lui demandait de quitter la chambre, il était inoffensif. L’infirmière entra en disant à ma mère que votre fils était bien chanceux d’être sauvé par Monsieur. Celui-ci se trouvait derrière Mama qui ne l’avait même pas vu tellement elle était angoissée. Une fois que leurs yeux se croisèrent un silence embarrassant domina la chambre. J’eus l’impression qu’ils se connaissaient. Ma mère me regarda en me disant si je savais qui était le Monsieur. Non je ne le savais pas et j’avais envie qu’on me laisse seul, mourir dans ma solitude. Je ne parlai point. Je secouai la tête au signe de non.

- Il porte le cœur de ton père.

Les larmes coulaient sans cesse sur mes joues. De garçon impassible que j’étais je m’étais transformé en véhément. Le nom de mon père était égal à l’absence qui déclenchait toujours une profonde tristesse en moi. Et maintenant on me disait que son cœur était là, juste en face de moi, tout palpitant. Il s’approcha, me prit dans ses bras et commença à pleurer. Je collai ma tête à sa poitrine, je voulais entendre la voix du battement du cœur de mon père. J’avais tort. Mon père n’avait point oublié de remercier mon acte héroïque des nuits sombres, il était là pour me sauver la vie. Désormais rien ne pourrait me pousser à l’endommager, à l’abîmer et à la gâcher.
J’ouvris finalement la bouche: MERCI.