Réinventer le passé

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17 juin

Edgar avait toujours cru qu'il passerait sa vie aux côtés d'Hélène. Lorsqu'il fermait les yeux, il revoyait son sourire rayonnant et ses longs cheveux d'ébène, entendait son rire cristallin, sentait même encore l'odeur de sa peau. Son visage de porcelaine était comme imprimé sur ses rétines, inoubliable. Elle était de celles par lesquelles le regard était automatiquement attiré, et il aurait pu accomplir n'importe quoi pourvu que cela lui fasse plaisir. Ensemble, ils devaient s'installer dans une maison à la campagne, adopter un chien, voir grandir leurs enfants. Malheureusement, les choses ne se passent pas toujours comme on les imagine.

Il adressa un dernier regard à la photographie qui les représentait lui et sa femme, ses doigts effleurant le verre glacé qui la recouvrait, avant de reposer le cadre sur la table. Cela faisait trois jours que le cœur d'Hélène s'était tu. Trois jours d'un silence lourd de tristesse dans lequel il avait failli se perdre à plusieurs reprises, égaré dans son verre de whisky. Trois jours qu'il ne parvenait plus à dormir, que sa poitrine était comme oppressée et l'empêchait de respirer, que ses yeux étaient rougis par les larmes et son esprit noyé par les regrets. Les mêmes pensées tournaient en boucle dans sa tête. Il aurait certainement pu faire quelque chose pour éviter ce drame. Il y avait forcément un moyen de la ramener. Il était prêt à tout sacrifier pour la revoir, car il ne pouvait imaginer sa vie continuer sans elle. Alors, pour oublier son chagrin et raviver son espoir mourant, il commença à étudier de merveilleux récits de voyages dans le temps, qui nourrirent peu à peu son désir de les arracher tous deux à leur triste destin.


19 juin

Les insomnies avaient le mérite de lui donner davantage de temps pour réfléchir. Edgar passa de longues heures assis devant son ordinateur à mettre au point des plans extraordinaires ou à réaliser d'obscurs calculs qu'il était le seul à comprendre. Et alors que ses cernes se creusaient et que la barbe recouvrait peu à peu ses joues, son idée commença à prendre forme et l'avenir lui parut soudain plus clair. Certes, son projet était un peu fou, mais il n'avait plus toute sa tête ces derniers temps. Rien n'était trop beau pour Hélène.

24 juin

La pluie martelant les carreaux le tira brutalement de ses pensées. Des feuilles de papier recouvertes de dessins et de formules couvraient les murs du salon, des circuits électriques et des outils étaient éparpillés sur la table. Edgar récupéra une tasse de café froid, oubliée quelques heures plus tôt, pour la porter à ses lèvres, et le goût légèrement amer du liquide le fit de nouveau basculer dans ses souvenirs. Combien de fois s'était-­il éveillé pour sentir le parfum du café noir embaumant la pièce et voir le doux sourire de sa femme, la peau baignée par les rayons du soleil. Ces moments de simplicité lui avaient alors paru sans importance.

Une larme solitaire coula le long de sa joue. Il l'essuya d'un revers de manche et posa la tasse pour se remettre au travail. Encore un peu de patience et ses souvenirs pourraient peut-­être reprendre vie. Encore quelques efforts et le cœur de celle qui l'avait quitté trop tôt battrait à nouveau à l'unisson du sien. Et l'espoir qui le maintenait en vie, l'empêchait de sombrer dans la folie et entretenait des désirs d'apparence irréalisables, prit une place un peu plus importante dans son esprit torturé.

30 juin

Les jours défilaient avec une rapidité absurde, et le rêve se mêlait peu à peu à la réalité. Les pensées d'Edgar étaient teintées d'une nostalgie amère alors qu'il travaillait sans relâche sur son invention. Il ne connaissait plus le sommeil, ne distinguait plus le jour de la nuit. Cependant ses yeux aveuglés par la mélancolie lui laissaient entrevoir la solution à tous ses problèmes. La voix douce d'Hélène résonnait sans cesse dans sa tête : « Nous serons bientôt réunis » lui répétait-­elle tandis qu'il essuyait ses mains tachées de graisse sur son pantalon. Et chaque fois qu'il l'entendait lui murmurer des encouragements, il se remettait à l'œuvre avec davantage d'énergie, maniant ses outils, programmant sur son ordinateur ou se plongeant dans des textes obscurs sur la création de champs électromagnétiques. Le sol était jonché de câbles, de produits chimiques et de pièces de métal. L'air était saturé de vapeurs toxiques et de poussière. Mais ses divagations donnaient à Edgar une inspiration nouvelle, alors que les connaissances traditionnelles semblaient épuisées. Jour après jour, son projet se concrétisait.

8 juillet

Ses premières expérimentations n'avaient pas été fructueuses. Mais finalement, lors de la seizième tentative, le mur impénétrable qui séparait Edgar du passé commença à se fissurer. Et à chaque nouvel essai, la réalité telle qu'elle était près d'un mois plus tôt se dessina un peu plus nettement devant ses yeux. Le vrombissement des moteurs et des énergies canalisées dans son appareil, à la fois réconfortant et effrayant, était là pour l'assurer qu'il ne s'agissait pas d'un rêve : il avait construit la première machine à remonter dans le temps.

Alors, quand arriva le moment de la tester lui-­même, c'est avec des mains tremblantes qu'Edgar actionna le levier de démarrage de sa batterie. Un sifflement assourdissant envahit la pièce et un goût métallique emplit sa bouche. Le sang battait à ses tempes avec tant de force qu'il le fit vaciller, la terre et le ciel se confondant l'espace d'un instant devant ses yeux écarquillés.

14 juin

Subitement, il était de nouveau chez lui, assis sur le carrelage, hébété. Le bruit strident avait disparu, tout était de nouveau normal. Il mit plusieurs secondes à retrouver ses esprits avant de se précipiter vers le calendrier accroché au mur. Quatorze juin... Il avait réussi. Il était de retour dans le passé, et il n'avait pas une seconde à perdre. Il ne pouvait pas échouer si près du but. Le cœur battant à toute vitesse, il sortit de chez lui en claquant la porte.

L'effervescence de la ville avait quelque chose d'enivrant. Edgar avançait avec difficulté en évitant les passants, véritable armée cherchant à le ralentir. Au milieu des corps qui le bousculaient et des nuages de gaz d'échappement, de la lumière aveuglante des phares et du brouhaha de conversations dont il était incapable de saisir le sens, il se sentit soudain désorienté. Cette ville qu'il connaissait par cœur lui semblait tout à coup étrangère, presque effrayante. Il consulta sa montre : plus que deux minutes avant l'accident. Plus que cent vingt secondes pour sauver sa femme.

Edgar se mit à courir aussi vite que ses jambes le lui permettaient, écartant sans ménagement les hommes qui lui barraient la route. Quand il arriva au carrefour, il s'arrêta au bord du trottoir pour chercher Hélène de son regard affolé. Il avait le souffle court et les yeux hagards.

Il l'aperçut enfin, qui traversait la route dans sa direction. Ses longs cheveux virevoltaient sur son passage, sa jupe bleue claquait dans la brise légère, et son doux visage, dont les traits s'étaient peu à peu estompés dans les souvenirs d'Edgar, occultèrent le reste du monde, ou presque. L'ombre menaçante du véhicule surgit soudain, lui rappela brutalement que son destin ne tenait qu'à un fil. À son tour, il s'élança pour intercepter la jeune femme.

« Hélène ! » s'écria-­t‑il en lui tendant la main. Elle tourna la tête vers lui, les yeux écarquillés par la peur alors que la voiture fonçait sur elle.
« Edgar ? » répondit-­elle, sa voix comme un murmure, noyée par le rugissement du moteur du véhicule. Le temps parut subitement s'arrêter et les spectateurs du drame retenir leur souffle. On entendit seulement un cri déchirer le silence de la nuit avant l'impact.

Un corps gisait sur le sol, inerte, tandis que l'autre, penché au-­dessus du premier, était secoué de sanglots. Une tache sombre s'étalait sur l'asphalte, dernier vestige de la vie qui venait de s'éteindre. Cette nuit-­là, la seule à se relever fut une jeune femme en jupe bleue.

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