Quitte ou double

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Lorsque je m’engageais en politique, je m’étais juré de toujours agir en fonction des intérêts de mes concitoyens. Je m’étais promis de ne jamais poser d’acte qui mettrait en jeu leur vie. Cependant, il est aisé de faire des promesses, mais difficile de les tenir.

Il y a 25 ans de cela, mon pays connaissait ses premières élections démocratiques. À cette époque, la plupart des pays Africains à l’instar du mien avait à leur tête des dictateurs sanguinaires aux égos surdimensionnés. Le général Ali alors président de notre pays depuis les indépendances, avait fini par céder à la vague de protestation populaire pour l’instauration d’une réelle démocratie et des élections multipartites. Au premier rang de ces manifestations, les associations d’étudiants dont je faisais partie célébraient cette première victoire dans notre longue marche vers la démocratie.

Dès le premier tour du scrutin, l’engouement avait laissé place à l’inquiétude. Le général, candidat à sa propre succession avait réussi à se hisser au second tour. En utilisant des méthodes antidémocratiques, il venait de nous rappeler qu’il n’avait cure de la volonté du peuple et qu’il userait de tous les moyens pour se maintenir au pouvoir. Dès lors, le second tour de l’élection s’annonçait laborieux.

Face au général, le Dr Iké était le candidat qui pour nous incarnait les valeurs que nous prônions. Militant des droits de l’homme et philanthrope, il jouissait d’une bonne réputation auprès des populations en général et des étudiants en particulier. C’est donc tout naturellement que nous nous engagions dans sa campagne en vue de le faire élire président de la république.

Les nombreux sondages menés par différents instituts d’opinion, donnaient le Dr Iké largement vainqueur au second tour face au Général Ali. Ces statistiques caractérisaient la détermination du peuple à vouloir rompre avec ce régime sanguinaire coupable de tous les maux dont il souffrait.

Au soir de la proclamation des résultats, la tension était palpable dans tout le pays. Les rues étaient désertes. Les plus jeunes étaient scotchés devant leur poste téléviseur, les plus âgés, le poste radio collé à l’oreille. Plus tôt dans la journée, les premiers résultats confirmaient les résultats des sondages. Le Dr Iké était bien parti pour être déclaré vainqueur de l’élection. Dans les cités universitaires, on s’apprêtait déjà à célébrer la probable victoire de notre candidat. Cependant, nous étions conscients que cette victoire si elle venait à être confirmée ne passerait pas comme une lettre à la poste.

Vers 20h, un silence suspect régnait sur la capitale. Les grandes artères et voies étaient investies par des hommes en armes et des chars de combat. Les cités universitaires étaient assiégées par des cargos militaires. Armés jusqu’aux dents ces derniers avaient aussi pris d’assaut le siège de la télé et la radio nationale. Toute cette agitation des forces armées ne présageait rien de bon.

Aux alentours de 20h30, le président de la commission électorale prenait la parole sur les chaînes locales et internationales. Dès le début de son allocution, il commença par invalider les résultats de plusieurs localités qui selon la commission étaient entachés d’irrégularités. Ces localités étaient celles où le Dr Iké avait amassé un grand nombre de voix et battu à plate couture le Général Ali. La machination était en marche. Bien avant qu’il continue son propos on savait déjà qui est ce qu’il s’apprêtait à déclarer vainqueur de la présidentielle. L’évidence sautait aux yeux.

En un coup de baguette magique, le Général avait réussi à inverser les résultats en sa faveur et poster à des points stratégiques des éléments armés entièrement acquis à sa cause et prêts à exécuter n’importe lequel de ses ordres. Le message était clair. Toute protestation serait matée sans état d’âme.

N’ayant pas accès aux chaînes nationales, le Dr Iké s’était résolu à se prononcer sur les chaînes internationales. Sa position était irrévocable. Il nous fallait descendre dans les rues pour crier notre colère et réclamer notre victoire volée et cela quoiqu’il en soit.

À la suite de son discours, des milliers de personnes envahirent les rues de toutes les villes du pays. Arborant des banderoles et des tee-shirt à l’effigie du Dr, les manifestants scandaient le nom de ce dernier et réclamaient le départ du Général. La suite des évènements allait plonger le pays dans des affrontements violents entre pro Iké et pro Ali. Le Rubicon fut franchi lorsque le Général somma les soldats de tirer à balles réelles sur les manifestants.

Dans les cités universitaires aussi les violences avaient lieu. Les soldats à coup de matraque, de gaz lacrymogène et même d’armes à feu s’étaient donnés pour mission de mater « la rébellion.» Certains parmi eux s’étaient rendus coupables de viols sur des étudiantes.
Les affrontements s’étaient répandus sur tout le territoire. C’était le chaos. Le pays était plongé dans une guerre civile.

Quelques semaines après le début du conflit, la situation avait empiré. Cette crise politique s’était transformée en conflits interethniques. Les exactions se multipliaient et les morts aussi. Le viol et les mutilations étaient monnaies courantes dans les villages. Le bilan s’alourdissait tant au niveau humain qu’économique.

Le Dr Iké en s’exilant avait réussi à sauver sa vie et celle de ses proches. Quant à moi, j’avais eu la chance de me réfugier dans un pays voisin et échapper aux escadrons de la mort des militants du Dr. Cette chance, bon nombre de mes camarades étudiants ne l’avaient pas eue. On comptait par milliers ceux qui avaient perdu la vie dans cette lutte pour la réelle indépendance et la démocratie. Mon père, avait été égorgé par les soldats du pouvoir parce que faisant partie du même groupe ethnique que le Dr Iké. Mes sœurs violées.

Tous ces évènements m’avaient bien entendu troublé, mais convaincu que je devais me lancer en politique. Non pas pour me venger, mais plutôt pour continuer le combat du Dr Iké décédé en exil. Aujourd’hui, le Général n’est plus. Cependant, il avait pris le soin de se faire succéder par son fils le Colonel Ali Junior avant son décès.

Cela fait 10 ans aujourd’hui que je me suis lancé en politique et crée avec des anciens compagnons de lutte, notre parti politique que je préside. Avec ces derniers nous avons réussi en 10 printemps à se positionner comme le principal parti d’opposition. Après un premier échec aux précédentes présidentielles, nous avons réussi cette année à passer le premier tour de l’élection. Au second tour, l’adversaire n’est autre que le colonel Ali.

Les années ont passé mais les méthodes du régime sont restées les mêmes. Le colonel durant tout le processus électoral n’a cessé d’user de son pouvoir pour intimider et séquestrer certains leaders de mon parti dans le but de faire pression sur moi et me faire abandonner la course à la présidentielle. Chose impossible pour ma part.

Ce soir, je suis face au peuple et à la presse pour me prononcer sur les résultats du scrutin. Ceux ci sont connus. Comme un air de déjà vu, le colonel Ali a comme son père réussi à inverser les résultats de l’élection en sa faveur. Dès lors tous les regards sont tournés vers moi. Debout devant le pupitre, les micros et appareils photos braqués sur moi, les regards suspendus à mes lèvres.

Face à cette situation, je me retrouve condamné à jouer à quitte ou double. Quitte, dans la mesure où je choisis d’accepter ces résultats frauduleux et en contrepartie abandonner mes concitoyens aux mains de ce régime qui ne fait que leur causer des souffrances depuis des années. Et double, dans le cas où je décide de contester les résultats truqués de ces élections au risque de faire basculer à nouveau mon pays dans le chaos.

Quelque soit ma décision, il est clair que je briserai les promesses sur lesquelles je me suis engagé en politique. Et ma décision, je sais que vous la connaissez..