Qui vivra verra

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.

Tout ce dont je suis sûr, c'est que je ne les reverrais plus jamais. Ni mes parents dont la tendresse a le don de m'apaiser en toutes circonstances, ni mes amis dont la bonne humeur et l'hilarité illuminent chacune de mes journées. Je ne reverrais plus jamais ces films dont je raffole tant, ni ne lirais aucun de ces ouvrages de ma pile à lire. Plus jamais je ne pourrais admirer les couleurs du jour naissant, ni les teintes mauves d'un énième crépuscule. A jamais perdu ce vain espoir de voir autre chose que la nuit interminable qui s'ensuivrait à partir d'aujourd'hui. En somme, je ne verrais plus rien du tout.

Et bien que je ne puisse plus rien voir, j'ai l'impression de revoir encore et encore cet instant où j'ai perdu la vue - et par extension... ma vie entière. Je revois cette horrible explosion survenue quelques heures plus tôt en cours, ces multitudes de fracas de vitres qui vinrent agresser abruptement mes pupilles.

Malgré ma cécité, je perçois aisément l'embarras dont la voix du docteur est empreinte lorsqu'il nous annonce qu'il était fort probable que je ne recouvrerais plus jamais la vue ; je devine les sanglots irrépressibles qui obstruent la gorge de ma mère, aussi bien que la tristesse infinie qui se dépeignait sur les traits de mon père.

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Puis, les jours se succèdent, les uns plus sombres que les autres, reflet tonitruant de mon éternelle affliction. Et dans cette obscurité incessante, un fait m'est apparu plus clair que jamais : désormais personne ne me verrait plus de la même façon. Et ce changement est on-ne-peut-plus effrayant. Aussi effrayant que la perspective d'être à tout jamais aveugle - sinon plus.

J'aurais tout donné pour que cette maudite cécité n'altère en rien cette fierté avec laquelle mes parents me toisaient autrefois, moi le fils prodige promis à un avenir brillant. J'aurais aimé revoir (du moins, façon de parler) les moues insouciantes et joviales de chacun de mes camarades.

A la place, je sens la pitié dans chacun des regards qu'ils posent sur moi. Mais au fond, comment ne pas inspirer la pitié lorsque vous avez tout perdu ? Allant de ces folles ambitions de devenir un jour un écrivain célèbre, ces aspirations à la prospérité et au bonheur. Du jour au lendemain, tout s'est tout simplement évanoui.

Ne restait plus qu'une part de mon être, vivant - du moins... à demi. Car j'ignore si on peut qualifier de vie, cette espèce d'existence où je dépends entièrement d'autrui. Où marcher, s'asseoir, s'allonger, ou même boire, manger, n'était possible sans que quelqu'un ne me vienne en aide. Il semble bien présomptueux de parler de vie lorsque le seul rêve auquel je peux m'accrocher, est celle qu'un jour tout redevienne "normal". Si tant est que cela soit possible.

Mon avenir me semble des plus sombres. Dans tous le sens du terme.

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C'est alors qu'elle apparaît, cette faible et fugace lueur qu'on appelle "Espoir".

"Adam, il existe une opération qui permettrait peut-être de soigner votre déficience visuelle".

Dès le moment où le docteur m'a appris l'éventualité d'un implant rétinien, j'ai eu la vague impression d'atteindre enfin une lumière - bien que subreptice- au fond du tunnel. Je me suis sentis émerger enfin des profondeurs d'un océan profond où je retenais ma respiration jusque-là.

Si vous saviez comme j'ai terriblement soif de cette lumière, si légitime aux autres, et dont je ne me rappelle plus que vaguement la douceur. Je voulais me délecter de la délicieuse vie qui m'attendait hors de cette prison exiguë que formait ma cécité. J'ai terriblement envie de retrouver l'ancien moi, le jeune homme ordinaire, dénué de tout handicap. Un adolescent comme un autre, loin de cette crainte - Oh combien rationnelle - d'être rejeté par ses pairs.

Rien qu'à l'idée de recouvrer ma vue, je m'extirpe peu à peu de ma léthargie. Il me semble ouïr à nouveau les battements de mon cœur qui se sont tus ces derniers temps, reprendre mon souffle après l'avoir retenu des jours durant, ou encore sortir des limbes et revivre enfin. Cette opération me faisait l'effet d'une véritable renaissance.

Malheureusement, cette lueur d'espoir s'évanouit presque aussi vite qu'elle a surgi.

"Cependant... Cette opération n'est pas donnée, nous avertit le docteur. Elle n'est disponible qu'à l'étranger. Aussi, l'intervention et le voyage risquent d'être assez onéreux"

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Une fois encore, l'injustice de ce monde me sautait aux yeux.

Un monde où chacun ferme délibérément ses yeux sur cette inégalité pourtant clinquante. Un monde aveuglé par l'argent, devenu insensible aux maux éminents dont souffrait l'humanité.

Dans un pays comme le nôtre, où la pauvreté est le pain quotidien, la famine la plus fidèle voisine, et où nous subissons l'exorbitance des prix sans mot dire, le simple fait de s'envoler outre-mer relevait de l'utopie, et ce même pour les plus riches d'entre nous. Pour nous autres, petits peuples insignifiants de l'autre partie du globe, vivant loin des imposantes gratte-ciels et toute infrastructure moderne, loin des festins et autres mondanités, le seul luxe que nous pouvons nous offrir est celui de survivre. Et là encore, ce n'était pas donné à tout le monde.

Alors, comment une famille comme la mienne, issue de ce monde pourrait-elle ne serait-ce qu'envisager cette opération? Vendre notre piteux appartement hérité de nos ancêtres et se retrouver à la rue me semblait encore risible, céder notre vieux tas de ferraille ne serait pas suffisant. Il faudrait vendre nos âmes au diable, s'endetter jusqu'au cou, et imposer une éternelle redevance à tous nos descendants.

Pourtant aujourd'hui, mes parents se tiennent là, près de moi, me faisant part de leur détermination à sacrifier -une fois de plus- les maigres économies qu'il nous restait, et même à s'endetter encore plus pour moi. Ils sont dénués de toute réticence à me donner leur aval pour mon opération, bien que conscients de ce que cette décision - visiblement aberrante- allait impliquer.

"Tu nous es précieux, Adam !" me susurre maman, à mon chevet, et son ton affectueux suffit à me briser le cœur.

Il m'appartient à présent de choisir si oui ou non je veux sauter le pas. Suis-je prêt à voir ma famille dans une précarité financière encore plus importante ? Ma vue est-elle - littéralement - la chose la plus chère à mes yeux ?

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La fulgurance de la décision qui s'est imposée à moi m'illumine aussitôt, aussi clair que de l'eau de roche.

A ma grande surprise, même si je ne suis pas sans savoir qu'il s'agit probablement de la décision la plus importante qu'il m'ait jamais été donné de prendre, il m'a été terriblement aisé de trancher.

Bien que je sois aveugle, je vois aujourd'hui plus que jamais l'amour que mes parents me portent. Ils m'ont déjà offert ce que les parents pouvaient offrir de plus cher à leur enfant : un amour et un soutien inconditionnels. Et leur présence à mes côtés me paraît être largement plus requinquant que n'importe quelle opération dans ce bas monde.

Je ne veux pas risquer d'ouvrir les yeux sur un monde où mes parents seraient endettés jusqu'au cou pour m'avoir sorti de mon mal-être. Il m'est inconcevable que par ma faute, ils devraient se tuer encore plus au travail.

Toute ma vie, ils ont toujours fait de moi leur priorité. N'est-il pas légitime aujourd'hui que j'en fasse de même pour eux ? Alors, certes je ne mènerais plus jamais la vie en rose telle qu'elle a toujours été avant, ni en aucune couleur que ce soit d'ailleurs. Mais, je me sens prêt à vivre dans le noir aussi longtemps qu'il le faudrait.

Retrouverais-je un jour la vue ? Qui vivra verra...