Pourquoi pas?

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
Mon esprit est embrouillé, mes souvenirs sont flous et ma perception du monde est imprécise. Comme si mon corps était plongé dans un liquide épais, dans lequel il est difficile de se mouvoir, difficile de se repérer. J’ai chaud et froid en même temps. Ma peau semble me brûler, alors qu’à l’intérieur de moi, je suis gelée. Je frissonne et grelotte. La fièvre, peut-être ? Mais d’où viendrait la fièvre ? Je ne me souviens pas d’être tombée malade. Bon sang, tout est si flou. Que m’arrive-t-il ?
J’entends une voix, loin, très loin, mais ne vois toujours rien. Quelqu’un parle, très bas, dans un murmure aussi léger qu’une caresse. En fait, ce pourrait bien être un hurlement, le son vient de si loin, presque d’un autre monde. Est-ce à moi qu’on parle ? Est-ce de moi qu’on parle ? Il me semble entendre un mot revenir régulièrement dans ce flot discret de paroles, peut-être est-ce un nom, peut-être même le mien.
Mon esprit est si perturbé que je ne sais même plus quel est mon nom. En ai-je seulement un ? Il me semble que oui. Il me semble que j’ai une vie. J’essaie d’accéder à ma mémoire, de retrouver mes souvenirs dans ce nuage qu’est devenue ma tête. Je vois quelqu’un. C’est une femme, elle est belle. Ses cheveux bruns sont coupés très courts, certaines mèches tombent sur son front, dans ses yeux. Ses yeux sont aussi lumineux que le sourire qui éclaire son visage. C’est à moi qu’elle sourit. Qui est-elle ? Je me concentre plus fort. Elle me serre dans ses bras, me parle doucement, m’embrasse le front. Je crois que c’est ma mère.
Cette idée m’envahit d’une étonnante tristesse. Pourquoi ai-je soudain envie de pleurer ? Je crois d’ailleurs que je pleure, mais je ne sens pas les larmes sur mes joues. Je ne me sens pas bien. Je suis dans une situation désagréable, je souffre, j’en suis presque sûre, mais je ne ressens qu’une gêne qui me perturbe et dont je veux me débarrasser. J’essaie de convoquer, dans le fouillis de mon esprit, des sensations agréables, des souvenirs heureux.
Je ne trouve que le visage de cette femme, de ma mère, à chacun des moments de ma vie dont je parviens à me remémorer quelques instants. Le chemin jusqu’à l’école, à pied au bord de la route, sa main serrant la mienne, un sac à dos plus grand que moi qui m’écrase les épaules. Le soleil s’élève au dessus de ma tête, les champs donnent à l’horizon des reflets verts éclatants, les champs brillent de verdure, les arbres s’élancent vers le ciel. Je sens une chaleur agréable dissiper quelques instants le froid qui commence à envahir mon corps. Je le sens se glisser le long de mes bras, remonter à travers mes jambes, cherchant à se glisser vers ma poitrine, vers mon cœur.
Je suis tombée en courant dans la rue. Je suis en colère, et surtout, j’ai mal. Elle vient me soigner, effacer cette petite égratignure de ma peau, dépose un baiser sur ma tête pour me calmer. La douleur disparaît aussi vite qu’elle est venue, le froid ralentit légèrement sa course à l’intérieur de moi. D’autres images viennent se faire une place dans l’obscurité toujours plus noire qui m’entoure. Je suis plus âgée, une quinzaine d’années. Je pleure à chaudes larmes dans ses bras qui me serrent et m’apaisent. Je ne sais pas pourquoi je pleure, peut être est-ce un chagrin d’amour ? Elle me murmure des mots doux, calme ma tristesse, chasse le chagrin. Je crois que je sens les larmes sur mes joues. Dans tous les souvenirs qui me reviennent, même brièvement, c’est elle que je vois. Mon pilier, mon phare dans la nuit.
Pourquoi n’est-elle pas là pour éclairer la noirceur ?
Une image revient sans cesse, et sans cesse, je la fuis. Je sens, à travers ce souvenir, beaucoup trop de douleur pour que j’ai envie de le supporter. Pourtant, à mesure que je sens le froid approcher mon cœur, elle est de plus en plus grande, je ne peux y échapper.
J’entends d’abord les sons. Le bruit d’un klaxon, qui s’étire, et s’étire encore, qui hurle. Des pneus qui crissent sur le sol, puis qui glissent dans l’eau, un frein qui ne fonctionne pas correctement. Je vois ensuite le volant de la voiture qui panique, tourne dans tous les sens, des mains blanches qui s’y agrippent, qui le serrent pour essayer de le retenir, pour éviter l’inévitable. Je m’entends hurler à travers le boucan, je sens entre mes doigts la ceinture de sécurité qui me griffe et à laquelle je m’accroche désespérément.
La voiture percute d’abord la barrière qui longe la route. Celle ci se brise si vite que je le sens à peine. Je sens par contre avec une force inimaginable la collision avec l’immense chêne juste derrière. La douleur est brutale. Mon corps veut s’élancer vers l’avant, mais la ceinture me retient, enserrant ma poitrine, et me coupe le souffle. Lorsque je retombe, je sens ma nuque partir vers l’arrière, avant que ma tête ne heurte le haut de mon siège. L’airbag qui s’ouvre ne peut empêcher les débris de verre du pare brise qui a explosé de venir se planter sur l’ensemble de mon corps, petits éclats de verre qui se fichent dans chaque morceaux de peau accessible. Je suis trop faible pour hurler ma souffrance.
Je sens la main de ma mère sur ma cuisse. J’essaie de l’attraper, mais je n’arrive pas à bouger. Lorsque je parviens à lui jeter un coup d’œil, la ceinture baignée de sang qui enserre sa gorge ne laisse planer aucun doute sur la situation.
C’en est trop pour moi. L’obscurité se refait une place autour de moi. Je suis probablement inconsciente, peut être même morte. Je sens encore le verre dans ma poitrine. D’ailleurs, le froid se répand de plus en plus vite dans mon corps, je suis persuadée qu’il atteindra bientôt mon cœur, viendra finir le travail que le pare-brise s’est efforcé d’accomplir. Je ne peux pas lutter contre ça, je ne peux pas lutter contre plus fort que moi. J’ai une envie folle de m’abandonner à cet envahisseur, à la mort, si libératrice.
Pourquoi lutterai-je contre la douleur, si forte, qui irradie par tout les pores de ma peau ? Elle ne m’attend pas dans le monde réel pour panser mes plaies, éradiquer la souffrance, me soigner, me guérir. Je le sais, je le sens au plus profond de moi, elle est partie, je suis seule. Il y a un vide immense en moi, pourquoi voudrais-je me réveiller pour l’affronter ?
La voix revient. J’en suis sûre cette fois, c’est la sienne. Elle m’appelle, je l’entends murmurer mon nom. Je peux presque la voir s’avancer dans l’obscurité. Elle est là, ma lumière dans la nuit. Avec un sourire doux, elle me tend la main. Elle m’invite à la suivre, et je sens que le froid est déjà sur mon cœur, presque à l’intérieur. Je lève la main pour la glisser dans la sienne, persuadée que c’est la bonne solution, que c’est la libération que j’attendais.
Avant que je ne puisse l’attraper, une brûlure se fait sentir dans ma poitrine. Mon cœur repousse brutalement le froid qui cherchait à se faire une place en moi. Après quelques secondes de calme, la chaleur revient à nouveau. Intense et brève, ciblée sur ma poitrine, elle renforce mon cœur, essaie de le faire battre.
J’essaie de résister, de me jeter dans les bras de ma mère, de partir avec elle. Mais une nouvelle voix vient se glisser à mes oreilles. Quelqu’un cherche à m’encourager, je l’entends mais je ne peux pas l’écouter. Je suis trop accaparée par la main tendue vers moi. Une hésitation se fraie pourtant un chemin dans mon esprit. Une réponse à toutes mes questions, si simple, si inattendue.
Et pourquoi pas ?
Pourquoi est-ce que tu ne lutterais pas ? Pourquoi tu n’affronterais pas le vide ? Pourquoi tu n’essaierais pas de te battre, de vaincre ? Pourquoi tu ne vivrais pas ?
Alors qu’un nouveau coup de chaleur vient chasser le froid, je laisse retomber ma main, je laisse la lumière et la vie m’envahir, je chasse le froid de mon corps, et au prix d’immenses efforts pour battre la douleur qui pulse en moi, j’ouvre les yeux.