Plein emploi

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Avec son petit côté kafkaïen doté d’un sens de l’humour et du rythme clownesques, « Plein emploi » nous emporte dans un monde complètement

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Auteur de best-sellers qui n'ont pas encore été vendus. • Roman ► "À Travers" • Instagram ► "On perd pas le sud"

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Combien rêveraient d'être à ma place ? Cette pensée tournait dans la tête d'Esteban comme un nuage de poussière piégé entre deux courants d'air. Il avait toutes les peines à écouter le PDG de l'autre côté du bureau de verre – un homme large, dont le visage de cire rendait l'âge illisible – qui lui vantait d'une voix incontestable les qualités de sa multinationale. C'était bien inutile. Esteban n'était pas marié, mais il le savait : il avait une chance de cocu. Ils étaient peut-être cinq mille au départ de ces entretiens, et c'était pourtant lui, le fils d'immigré, l'étudiant boursier, le caissier à mi-temps, qui signait en ce moment même un CDI au salaire à six chiffres d'un stylo-plume à trois chiffres.
Le patron fit le tour de son bureau, découpant de sa silhouette taillée sur mesure la baie vastement vitrée sur la ville. Il sortit un badge nominatif qu'il épingla à la chemise d'Esteban.
— Vous faites partie de la boîte !
Il lui serra la main et ne la lâcha qu'après Esteban eut essayé de s'en extraire.
Plus tard, le jeune homme se rendrait compte que tout avait commencé dans ce geste.
— Merci. Très heureux. Par contre... quand est-ce que je commence ?
— Eh bien, tout de suite !
Le patron partit d'un rire plus massif que du bois. Le DRH, assis sur un fauteuil de cuir et son amour propre, fut son premier public. Esteban les accompagna avec politesse, supposant que cette plaisanterie signifiait « lundi ».
— Tenez Martin, faites visiter les locaux au nouveau membre de notre grande famille !
Derrière la porte, Martin, un dossier écarlate sur les bras et les joues de la même couleur, acquiesça prestement, comme pour donner la bonne réponse à un quiz télévisé. La visite guidée débuta au bas des marches suspendues d'un escalier.
— Là-haut ce sont les bureaux des cadres supérieurs. Tu seras dans l'équipe de Jean-Marc ?
— Jean-Marc ? Je ne sais pas.
— Et ici, tu peux le voir, c'est notre open space. Tout le monde se tutoie, à part le patron, bien sûr, ah, ah ! Ton box, comme tous les autres, fait 35 m², avec salon privatif et plantes d'intérieur. Là-bas, suis-moi, c'est l'espace détente, et comme son nom l'indique, on peut s'y détendre, ah, ah ! Il y a des canapés, des fauteuils...
Il y avait également des tables basses de designers italiens, des luminaires en cristal, des tapis aux formes géométriques, un baby-foot, un billard, une table de ping-pong, une autre d'échecs...
L'ensemble du mobilier brillait de couleurs survitaminées, tel le parc de jeu d'un bébé gigantesque. Esteban s'attendait à voir un bras potelé surgir par la fenêtre pour le loger dans une chaise et lui donner à manger.
Le self-service était d'ailleurs stupéfiant. On y admirait une quantité de mets variés à faire défaillir un bénévole des Restos du Cœur. Mariages terre et mer, sucré salé, d'Orient et d'Occident ; la carte, aux effluves délicats, s'annonçait étoilée. La dégustation se faisait dans des hamacs en résille, à l'ombre de palmiers aériens, sous une voûte de vitraux imitant le ciel de la Sainte-Chapelle.
Une aile entière des locaux, accessible par un toboggan de plexiglas, se dédiait aux sports en tous genres – squash, futsal, escalade, water-polo... –, une autre à l'évasion du spa – jacuzzi, hammam, sauna, cabines à UV...
— Pour les massages, il faut réserver, précisa Martin, comme s'il annonçait la météo du jour.
Esteban acheva la visite de la discothèque et du cinéma IMAX la mâchoire rabaissée de trois centimètres. Il remercia Martin et se dirigea vers la sortie, son contrat en main, en se demandant comment il trouverait désormais le courage de rentrer chez lui chaque soir.
La porte par laquelle il était arrivé lui donna la réponse. Elle était verrouillée.

Esteban agita la poignée avant de retourner vers l'accueil. Personne. Il chercha Martin du regard dans l'open space. Il régnait sur l'endroit une lente agitation. Une fourmilière d'ouvrières croisées avec des cigales. Esteban s'approcha d'une jeune femme occupée à remplir un tableau Excel à l'aide d'une manette de PlayStation.
— Excusez-moi ? Je cherche la sortie... C'est fermé là-bas.
La joueuse leva un index, les lèvres serrées dans une application certaine à dupliquer une colonne.
— Il faut que tu t'adresses à Martin.
— Justement, il est où ?
— Un peu partout !
Elle poussa un rire en carillon, sans quitter son jeu des yeux.
Esteban nota qu'il lui faudrait assimiler l'humour des lieux au plus tôt. Il se dirigea vers une autre porte coincée près du self-service. Verrouillée. Une autre encore, écrasée sous la verrière. Même chose. Il s'enfonça côté sport, côté spa, découvrit, dans un labyrinthe de galeries, un bowling et un ball-trap, mais nulle issue. Lorsqu'il demandait de l'aide, on était occupé à conclure des tâches d'une complexe simplicité et le renvoyait ad nauseam vers Martin, qui se montrait toujours invisible.

De retour à l'accueil, étourdi, contrarié, il trouva enfin une hôtesse, accompagnée d'une trentaine de dents blanches.
— Comment puis-je t'aider ?
— Bonjour, je suis nouveau, je cherche la sortie, vous... tu peux m'indiquer ? C'est Martin qui m'a fait visiter.
— Quel Martin ?
— Ah... eh bien, Martin... Martin, heu... Je ne sais pas, désolé.
— Tu as été engagé aujourd'hui, c'est ça ?
Elle consultait un écran d'ordinateur encastré dans la dalle transparente. Des portraits de salariés s'échappaient en miroir contre ses lunettes polarisées.
— Ah, oui, te voilà. Rendez-vous avec le patron à 10 h 30. Martin.
— Oui, 10 h 30. Enfin moi c'est Esteban. Esteban Bordas.
La paire de verres lui fit face et répliqua, monocorde.
— 10 h 30. Martin.
Esteban soutint son regard puis lut le badge au chemisier de l'hôtesse : « MARTINE ». La tête lui tournait.
— Non, moi c'est... Esteban. Bordas.
Pour seule réponse, elle bougea le menton en direction de la poitrine d'Esteban. Il baissa les yeux. Le badge que le patron lui avait attaché annonçait : « MARTIN ». Il rouvrit son contrat. La première page confirmait elle aussi, sous l'intitulé « salarié », l'unique et même prénom.
Il écarquilla les yeux, de peur d'y voir double, s'appuya sur le comptoir pour garder l'équilibre.
— Écoutez... Je... J'ai... Il y a une erreur...
— Tu veux t'allonger ? Il y a des matelas enveloppants en salle « Nid'Oizo ».
— Non... J'aimerais sortir d'ici. J'ai besoin d'air.
— Tu peux aller dans la salle « Bulle'D'air », avec ses cartouches d'oxygène importé d'Himalaya.
— Non, non... Non ! Je veux sortir !
Il avait crié. L'écho résonna, mat, dans l'open space. Celui-ci se retourna d'une seule tête. Esteban chancela entre les box. Les regards se croisaient. Les badges se clonaient (Martin. Martine. Martine. Martin.). Les voix s'emmêlaient...
« Ça va, Martin ? Tu veux manger quelque chose ? »
« C'est Martin, le nouveau. »
« Je me rappelle mon premier jour, je m'étais évanoui sur Martine. »
« Mais enfin Martin, donne une chaise à Martin ! »

— Écartez-vous donc !
Le patron dans son dos. Deux mains puissantes sur ses épaules.
— Venez par là mon vieux. Je vous prie de m'excuser, je vous ai lâché dans la cage aux lions ce matin !
Ce même rire en bois brut.
— Je vais vous conduire à votre bureau.
— Mon... bureau ?
— Et bien oui... Vous n'imaginiez pas travailler parmi les Martins et les Martines ?
Nouveau rire massif.
Ils remontèrent d'un étage et découvrirent le bureau. La même baie vitrée que le patron, panoramique sur les lumières de la ville s'éveillant à la nuit. Un sol en résine claire. Un fauteuil en cocon. Des tableaux de maîtres suspendus aux murs.
— Je vous laisse vous rafraîchir, il y a tout ce qu'il faut dans le minibar. Je reviens avec votre nouveau contrat.
— Mon nouveau contrat ?
Le patron lui ôta son badge et en fixa un nouveau.
— Simple malentendu. Vous faites partie de la boîte.
Il sortit en claquant la porte. Esteban s'approcha d'un long miroir et déchiffra l'inscription sur son badge : « JEAN-MARC ».
Il courut vers la porte.
Elle était verrouillée.

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