Périple autour de soi

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Du noir dans mes yeux et de l’ombre dans mon âme. Sur le toit, suivant sa carrière habituelle, le chaste soleil étale ostensiblement ses ailes. Mon âme m’indique sa lumière du doigt. Mais je ne vois que du noir. Ou je ne vois rien du tout. Puisque tout devient noir dans mes yeux et mon âme s’obscurcit. Je sens l’automne s’ancrer dans mon âme et mes pensées à peine germées, se précipitent dans l’abîme de mon crâne rabougri. Je me rends à l’évidence que je vis seul avec mon âme, depuis quelques jours, recroquevillé et racorni sous le toit lapideux, embastillé entre les murs en marbre qui jouxtent les meubles moyenâgeux de ma pièce maussade.
Chaque jour à l’ouverture matutinale de la fenêtre, des fleurs écloses sous le soleil s’étirent et s’esclaffent. Des branches épanouies me font des clins d’œil. Levant par milliers leurs doigts verdis en signe de salut, les oiseaux qu’elles abritent lancent aux habitants cloîtrés des cris d’invite.
Lâchant mes lèvres craquelées, j’invite mon âme à suivre la marche estivale du paysage maniaque. À entamer la marche d’exploration dans les méandres secrets des plages éclairées. À parcourir les clairières de la verdure enjolivée. À prendre le vol exploratoire pour toucher dans l'azur, les mystères de l’Espace dans l’impasse de l’angoisse. À sortir planter des chrysanthèmes pour raviver la flamme de l’Amour pour nos innombrables morts. Puis, entrer dans cette matrice végétale où l’on trouvait jadis du tendre naturel et pur pour se bercer et sommeiller en pleine conversation. On se voit appelé et on se voit refuser contre son gré, on se voit manquer sans l’avoir voulu à l’attrait excitant de ces innocents éléments de la Mère nature esseulée, bougeant à peine ses membres timides sous le vent tempéré de ce morose mois de mars.
Les heures s’écoulent et, à l’ouverture matutinale de la fenêtre sur le monde pâli de l’extérieur, le ciel blême s’ouvre lugubrement sur les voies désertes de Paris purifiée de ses flots humains. Un nuage sinistre sur le ciel évoque la déréliction des moments funestes où l’air tranchant et mortifère encense toute réclusion humaine. Je crois que même les oiseaux du ciel les plus faibles de mémoire n’oublieront jamais cette époque ! Ils s’en souviendront non sans se voir le visage prendre une mine de crépuscule.
La végétation verdoyante des temps naguère où l’Homme épris de liberté allait vantant les mérites de ses sciences, expose déjà chaque matin son visage larmoyant, arrosé. Ses yeux inondés laissent songer à une plage par temps de crue. C’est une flore silencieuse telle les allées macabres d’un cimetière en zone désertique ; méditant, l’air anxieux, ainsi qu’un sage vieillard arpentant les clairières d’une forêt hantée. Elle sourit parfois, pareille aux pistes sinueuses montagneuses des savanes ensoleillées, qui éclatent leur dentition sur des pentes tondues aux feux de chasse préparatoires à l’hivernage.
Confiné, j’ai songé à être polygame dans un enclos empreint de carence féminine. N’ayant pour compagne que mon âme masculine, on ne vit que de voix tonnantes et des rires atomiques. Des méditations insensées, des spéculations stériles tournant parfois en querelles d’égo. Dans notre logis, chaque prisonnier de la « peste » ne connaît d’orgueil que pour son érudition de bas étage. J’ai dîné avec mes grands-parents dans l’outre-tombe et rêvé l’enfer. J’ai voyagé par les nuées et fantasmé mes désirs. J’ai vu le monde s’éteindre sous mes regards d’impuissant, dans la nuit noire de mes cauchemars, sous la lumière aveuglante des journées ensoleillées. Je sens souvent le bruit lancinant de mon cœur sous un vent de finitude, où l’âme alerte qui m’accompagne s’ébranle pour neutraliser le violent cyclone qui fait danser les fenêtres. Et la sombre lanterne de mes yeux à moitié ouverts n’y voit que du noir, ou ne voit rien du tout.
Un soir, perdus dans le silence épais et la noirceur pudique d’une nuit de ce printemps somnolent, nous n’avions pour seuls refuges que nos êtres respectifs. Les pensées coulant des fentes saignantes de mon âme éprouvaient exécrablement l’imparable présence des cloisons murales. Mon âme effrayée fuyait la fixité du regard et la rigidité agressive des murs protecteurs. Elle allait et venait seule, battant de l’aile dans l’air rafraîchi au souffle moite du vent émis par la respiration de l’atmosphère qui se libérait visiblement des souillures asphyxiantes des peuplades humaines.
Chaque jour à l’ouverture matutinale de la fenêtre, d’un tour de main rasant mon crâne chevelu, je ravive au fond de mon cerveau de vieilles relations paralysées, renflamme dans les décombres de l’oubli des réseaux éteints, réveille de vieux amis laconiques et taiseux. Au fond de mes oreilles confuses, je les sens désormais volubiles, prolixes et même bavards. Mon ventre frugal est devenu vorace en si peu !
Confiné dans le socle argileux de mes sentiments éperdus, sous l’embrasure matutinale de la fenêtre, le rayon pénétrant du soleil éblouissant, surprend la candeur de mon cœur apeuré. Mon âme comblée de souvenirs se met à me parler, la mine morne, de mes amours oubliées : « qu’est-elle devenue, ta Tisia ? »
Chaque jour sous les battants tournoyants de la fenêtre vitrée, les yeux levés vers la lucarne, je m’évade soudain par un mouvement de transport idéel vers les profondeurs érotiques de ma mémoire. Ouvrant le cœur en une espèce d’oraison jaculatoire à la gracieuse, ma langue tremblante martèle lourdement les confidences de mon âme :
Dans la mer salée et intarissable de mes amours printanières, je t’ai sentie sans te toucher, je t’ai touchée par mon cœur comme tu m’as saisi par le tien. Bouclé, tu es constamment présente en moi et me réchauffes le cœur de ton amour divin. Ton absence physique fait croître ta présence affective dans mon âme d’homme frisé.
Chaque jour à l’ouverture matutinale de la fenêtre, je te vois souriante au bout de mon nez épris, portant sur ton collier doré une lavallière à ton cou onctueux. Sous des flots enivrants de ta silhouette défilant au fond de mon regard de malvoyant, j’entame l’heureuse escapade qui me soustrait de l’affligeant supplice de l’enfermement.
Un autre soir en lorgnant le soupirail, je dis à mon âme : j’aurais souhaité... ! J’ai sous mes paupières l’orbite emplie de solides larmes froides ! Mon regard d’orphelin éclate en une sombre blancheur ! Je me découvre inondé de sueur vive de mes pores généreux. Émoustillé, je tiens mon âme par la hanche, promenant mes doigts sur sa chair ondulée. Son buste est flasque mais bien étreint. Fluctuante, elle m’échappe et me revient. Joviale, elle m’embrasse par les vagues de mes pensées vagabondes. En temps de flots comme de jusants, de flux et de reflux dans notre lit hydraulique, nous sacrifions à nos acréantements. Le lit du vent m’atteint par les franges grinçantes et mélancoliques de la fenêtre isolée. La sueur m’échappe par les bouts de cheveux ! J’ai mal aux cils et aux sourcils, oui ! Le rire s’éteint dans les coins sombres de ma chambre...
Le lendemain, les chauds rayons lumineux de midi me frappent par le truchement des battants rotatifs de mes vieilles fenêtres. Aveuglé, mes yeux se ferment sous ces rayons agressifs et s’ouvrent sous le tunnel intérieur de mon âme. Tout y est noir ou j’ai perdu la vue. L’unique certitude, je suis...où je ne sais pas. Mais je suis seul ! Ou je me sens seul. Mon âme m’emmène, je ne la vois guère, non ! Parce que j’ai les yeux ouverts où la lumière est trop vive et le noir trop épais. Je sens la vanité de l’existence et la profonde fugacité de nos cœurs battant de vie humaine. Claquemuré dans cette carrière de pierre et de marbre, au bout de mes aventures intérieures, assis face à mon âme invisible la bouche entrouverte, je lui confie : j’ai tout vu sans savoir quoi ou j’ai tout regardé sans rien voir ! Je peux mourir heureux, que Dieu m’en libère !