Perdu

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux ». Il s’interrogeait. Paumé, il se questionnait. Il n’y avait peut-être pas de différence entre ces deux questions.
Il semblait apeuré, tant l’épaisseur des ténèbres qui l’entouraient était lourde. Ses efforts se trouvaient bloqués. Il ne pouvait plus avancer, sa vie emmurée comme dans une voie sans issue ; et lui, condamné à choisir entre vivre captif du noir et mourir déchu de l’un de ses cinq sens.
Mais l’obscurité ne pouvait incinérer sa chair maigre tant qu’il avait la possibilité de se poser les bonnes questions, se disait-il. Ce qu’il voulait avant tout, c’était sortir du fond des profondeurs pour atteindre le sommet de la lumière. Ce qu’il voulait, c’était marcher jusqu’au bout de la route en espérant y croiser la solution. Ce qu’il voulait c’était fendre furtivement l’air glacial qui se lève dans le noir pour tout geler.
Pour l’instant il était en plein cauchemar. La nuit écrasait le jour en lui et l’empêchait de voir quoi que ce soit. Son destin ne lui appartenait plus. Sa vie estropiée le rapprochait de la mort à cloche pied. La nuit l’effrayait car il savait que l’obscurité peut parfois être suivie d’une léthargie éternelle. Il risquait ne plus rien contrôler et sombrer dans la dépression. Si cela arrivait, il perdrait toute conscience et deviendrait un zombie, pensait-il.
Face aux difficultés de la vie, il ne demandait que patience et courage. Devenir mutin l’aurait-il aidé pour mieux affronter les échecs, les obstacles et les dangers ? Il se le demandait encore sachant que garder le faciès d’un ange ne l’avait vraisemblablement pas porté jusqu’au bout de ses objectifs, de ses rêves.
Vie cruelle ! se disait-il, en s’enlisant dans le doute et l’inquiétude. Même s’il voulait être sauvé des affres de la vie, il ne savait pas comment. Il se cachait de la vérité comme se couvrir d’un masque transparent et d’une combinaison translucide pour devenir invisible. Qui pouvait le comprendre ?
Angoissé, il avait mal en pensant à tout ce qu’il avait perdu et à tout ce que la vie lui avait pris. Pleurant, il aurait espéré que quelqu’un eût partagé sa douleur dans la nuit. Mais personne n’était là. Le regret le rongeait et il ne remarquait pas que se lamenter ne faisait qu’empirer les choses. Il se disait combien le destin était inique et se demandait si finalement la souffrance ne faisait pas partie du genre humain. Il aurait pu ne plus exister, qu’à cette angoisse n’allait pas se substituer la légendaire paix de ceux qui parviennent à l’éveil éternel.
Il n’était pas préparé pour cette épreuve et n’avait même jamais été préparé pour une quelconque épreuve. Peu importe, il devait désormais faire face à ce qui arrivait comme un ouragan d’une violence inédite. Du jamais vu ! Il s’est donc levé et a tenté de reprendre sa vie en main. Du sol, il ne savait pas à quelle distance se trouvait le ciel mais il poussa la tête vers le haut à la quête de lumière. Il savait que le chemin était interminable lorsqu’on veut vriller le ciel. S’il avait pu, il aurait tendu la main pour ramener à lui la lumière. Il fallait commencer et il commença ; enfin, il recommença, succombant à la tentation infinie de recommencer après chaque chute lorsque l’on croit en soi.
Il se mit à grimper, défiant la pesanteur de la nuit pour espérer flotter dans la lumière. L’ascension était difficile. Exténué, essoufflé, haletant, il fondit sur la route comme un glacier insipide. Une bataille eut lieu en lui, entre espoirs et désespoirs. Pourtant il brûlait du désir de traverser cette nuit comme si c’était la dernière de ses nuits. En même temps il simplifiait tout, minimisant l’enjeu et se disant qu’aucun effort ne valait la peine puisque rien n’allait changer.
En regardant en arrière, il se souvint qu’il avait tout subi : trahison, solitude, souffrance ; mort, disparition et oubli. Il ne voulait pas passer pour la victime. En pensant à l’avenir, il comprit qu’il avait surtout besoin d’endurance et de détermination car quoi qu’il arrive, il faut savoir se battre pour ses rêves, comme lui disait sa grand-mère. Mais il ne voulait pas jouer le rôle du héros. Il voulait juste être à sa place, une place nue, sans honneur ni douleur. Il voulait une place où ce qui compte ce n’est pas d’avoir tout réussi mais d’avoir gardé sa dignité. Cette pensée lui donna un sourire. C’est là qu’il se réveilla.
Il croisa le regard de son colocataire que l’esprit de la nuit n’avait pu endormir. La lumière de son smartphone perçait l’obscurité de leur chambre. Celui-ci lui demanda, le ton empreint d’une secrète sagesse :
- Ton sommeil semblait agité. De quoi rêvais-tu ?
- Un petit dessin de ma vie. J’ai l’impression de vouloir une chose et son contraire.
- Impossible ! À moins d’ignorer ce que tu veux vraiment, dit-il le ton ironique à peine feint.
- Être privé du soleil est-il différent de s’abstenir de la lumière de cet astre ?
- Évidemment, si cela est même possible. Mais j’ai peur ne pas te comprendre.
- Il est peut-être temps de corriger mes erreurs si je veux vaincre toutes les contradictions qui tentent de me noyer, reprit-il les mains délicatement jointes. Mais avant je dois me retrouver.
- Je suis d’accord avec toi. Si tu ne peux pas te battre pour la lumière, ne te lamente pas de ne pas l’avoir.
- Le temps vient où il me faut mener les bons combats au nom de l’amour, de la vie, du bonheur... Et c’est déjà maintenant, malgré moi.
Son colocataire le fixa distinctement, n’ayant rien compris de ces réponses laissant croire qu’il n’était pas vraiment prêt à sortir de sa nuit, encore moins d’ouvrir les yeux pour se rendre compte de la réalité. Quoique conscient et lucide apparemment, il semblait sous l’influence de forces extérieures surnaturelles comme ivre d’un puissant spiritueux.
En fait lui c’était Eding et il cherchait un ancrage ou un repère dans un monde où nous passons comme le vent. Selon lui : « les gens ont tort de dire que sur terre nous sommes de passage. Sinon, nos ascendants ne se seraient pas battus pour offrir un meilleur avenir à leurs descendants. Ont-ils réussi ? Vu l’état du monde aujourd’hui, on peut se permettre d’en douter. Et quand je pense à ma petite vie, à tout ce que j’ai manqué et à tout ce qui m’a manqué, je cherche ce que j’ai fait de l’héritage reçu et ce que je vais laisser comme héritage à la postérité. Entre mille questions existentielles, j’ai envie de savoir ce qui n’a pas marché.
Mon rêve était peut-être un réel dessin de ma vie où je me bats sans cesse contre mon propre moi ; trop dur avec moi ou trop poltron parfois. Entre les choix lâches que j’ai fait et les convictions vers lesquelles je me suis orienté souvent malgré moi, je ne sais plus où donner de la tête. On dit souvent que dans ces moments-là il faut écouter son cœur. Je n’y crois pas trop, pour la simple raison que personne ne pense avec son cœur tant qu’il a toute sa tête. Et même lorsque j’ai réussi à taire la voix dans ma tête, j’ai tendu l’oreille vers mon cœur et je me suis penché vers lui : rien ! Silence total. Comment alors me retrouver ? ».
Ce jour-là, il n’avait plus rien à perdre. Peut-être avait-il quelque chose à gagner car à la fleur de l’âge, le temps était devant lui. Cette idée le faisait souvent un peu rire. Mais qui sait, concluait-il dans un soupçon d’espoir. Entretemps il avait l’impression qu’il ne rêvait plus ou qu’il ne pouvait plus rêver, tant tout ce qu’il avait désiré, tenté, essayé, encore et encore s’était lamentablement écrasé sur le mur de l’échec comme un fragile ballon d’eau. De l’intelligence à l’amour et du cœur à la raison, il avait tout perdu et rien plus ne le convenait.
Avec un peu de recul, il y avait quelque chose qui avait toujours manqué : c’était la lumière, c’est-à-dire la claire vision de ce qu’il devait faire et la force de l’accomplir. Eh oui, il était un homme perdu : sa vie était dans le noir et il se fermait lui-même les yeux.