Partons vers le Sud

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Des livres publiés et d'autres en attente, des histoires plein la tête, textes courts, orphelins d'un ensemble, récits/récifs solitaires ne demandant qu'à être lus, partagés quelques instants ... [+]

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Non mais qu'est-ce qu'elle vient faire ici celle-là ? Elle ne sait pas que c'est mon territoire ? Si tu franchis ma frontière, faut que tu t'attendes à des menaces, grimaces guerrières à te coller des cauchemars, haka de la rue. En général, ça suffit quand l'intrus découvre ma tête de dragon couturé et que je me dresse, 95 kg, 1m 95, en bombant le torse et tapant des pieds, tout juste si je ne me frappe pas la poitrine, t'as intérêt à filer doux si tu veux éviter les coups de lattes ou de battoirs. Pour les plus imbéciles qu'ont cramé leurs derniers neurones, je redeviens un primate basique, le mâle dominant, même si je ne bats pas pour les femelles, seulement pour mes 4 m² sous le distributeur de billets de banque le plus juteux de la Ville.
Alors quand cette souris grise s'est assise à côté de moi avec son clébard crasseux au début de l'après-midi, profitant de l'heure où la Konigsbrau te mets dans ce brouillard laiteux que tu essaies d'atteindre depuis le matin, je n'ai pas eu mes réflexes de warrior. Et puis, tu ne bouscules pas une femme, question de principe. Elles en bavent bien plus que les mecs, c'est pour ça que j'ai juste grogné en direction du bâtard qu'a vite baissé la tête, la queue entre les jambes, soumise la pauvre bête, pas habituée au regard fou des dragons.
Et l'autre, elle regardait ailleurs, mine de rien, pas gênée, assise sur le sol humide, même pas un plastique pour se mettre les fesses au sec, le genre tête en l'air, en général, ça ne croupit pas longtemps dans la rue.

Je ne sais pas trop comment je me suis rendu compte que c'était une femme, vu les nippes qu'elle avait empilées. Faut dire qu'il faisait vachement froid, c'était pas possible, en général ici t'as que la pluie et quasi pas de neige... Peut-être son format modèle réduit. Peut-être la façon dont elle s'est assise, elle faisait mine de tirer sur son manteau pour ne pas le froisser, tellement incongru que, même en la regardant seulement depuis ma vision périphérique, je me suis dit que cette petite chose avait gardé un peu de classe.
J'allais lui jeter un « casse-toi » bien méchant, genre pit-bull énervé, quand elle a tourné la tête et m'a planté ses yeux dans les miens.
Quand tu vis au ras du sol, que tu ne vois des gens que leur pieds, que tu n'es considéré que comme un objet abandonné pas bien ragoutant qui pollue le trottoir et agace les honnêtes citoyens qui viennent retirer leur argent liquide, tu n'as plus l'habitude des regards directs. Ses yeux étaient brillants, pas le regard résigné de ceux qui ont tout abandonné et ne traînent plus que leur carcasse vide dans la rue. Ils étaient noir profond. Ils se sont vrillés dans les miens tout délavés, je n'avais pas de barrière pour m'opposer à tout ce charbon. Je me suis senti aussi couillon que son clébard tout à l'heure quand je l'avais calculé... et j'ai tourné la tête vers la rue. Elle m'a dit « Tina ». Ça m'a fait bizarre, j'ai pensé à Margaret Thatcher avec son TINA (There Is No Alternative). Prémonitoire ? Puis, comme je ne disais rien, les yeux fixés sur la chaussée, elle a continué « Et toi ? ». Je lui ai répondu, toujours sans la regarder « Karnak ». Alors elle m'a appelé et quand je me suis tourné vers elle, elle m'a donné le plus beau sourire de ma vie, je m'en rappelle encore, elle était tout entière en face de moi, pas de peur, pas de folie, juste une telle confiance en moi, en ma capacité de la protéger que je me suis dit, « T'inquiètes, petite, je vais le faire le job ».

Voilà. Des vraies présentations ma chère, sans chichis, sans tout le tralala. Comme ça caillait toujours, je lui ai laissé un peu de place sur mon carton doublé d'un plastique, elle s'est appuyée contre moi, elle n'était pas bien épaisse, de toute façon dans la rue les gras sont des indics, mais c'est fou ce qu'elle me donnait comme chaleur. On a tenu comme ça jusqu'à l'heure où les bons chrétiens rentrent chez eux, on devait les émouvoir parce que la boite de maquereaux s'est remplie de pièces deux fois plus vite.
Puis j'ai emmené ces deux caves jusqu'au squat, les jeunes n'ont pas ouvert la bouche quand nous sommes allés jusqu'à la chambre. Elle s'est débarrassée d'une partie de ses guenilles sur la couverture du matelas et on a fêté dignement l'arrivée de la nouvelle, j'avais fait le ravitaillement au Supermarket et il y avait deux gars de passage qu'avaient récupéré de la beu. Je ne sais plus trop comment ça s'est fini mais la Tina, question bière et pétard, elle faisait largement la maille, incroyable qu'avec un aussi petit corps elle puisse tenir mieux que moi. Bref, le lendemain matin, j'avais un putain de mal de crâne mais j'avais aussi tout contre moi son corps nu à la peau mate si douce que j'ai trouvé que c'était génial la vie et que, rien que pour l'entendre respirer calmement dans le creux de mon oreille, ses cheveux en désordre lui cachant son petit nez pas vraiment propre, ça valait la peine d'avoir vécu toutes ces galères pendant tant d'années puisqu'elles m'avaient amenées jusqu'à elle.

Maintenant, tous les deux, nous sommes indestructibles. Bonnie and Clyde sans les fusils à pompe, Shrek et la Princesse Fiona en mode couleur rose bonbon, Gulliver et la Petite Fille qu'a pas grillé toutes ses allumettes. Nous sommes en plein hiver et il règne comme un printemps perpétuel au squat, je vois bien que les jeunots n'en reviennent pas que j'ai abandonné mon sale caractère. Et puis, on dirait que toute la Ville nous accueille, nous sommes si « cute », les deux tourtereaux, qu'il nous faut deux boites de maquereaux pour le plein, nous arrivons même à en mettre de côté...

Ce matin, sous le DAB, devant les clients pas rassurés, Tina s'est levée. Elle m'a tendu la main et je me suis placé debout contre elle, la Belle et la Bête, le Dragon et la Gazelle, la Biche et le Gorille.

Elle m'a dit : « Partons vers le Sud, je veux une maison et des enfants »...

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