Noir c'est noir, il me reste l'espoir

« Vivre, lire, écrire. C'est la vie qu'il faut dire. » .

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
Je commence à reprendre conscience. Mes sens sont en alerte. En première vue, le monde est en noir ! Pas de couleurs, pas de blanc, pas même de lumière. L’obscurité m’entoure. J’ouvre les yeux, en espérant sortir des ténèbres, mais le noir me poursuit. C’est ainsi que je me rends compte que j’ai les yeux bandés.
Non ! Non, non, non ! Mon cœur bat fortement, des milliers de coups par seconde. La peur règne en mon être. J’essaie de me lever, mais mes jambes ne bougent point. Mon corps ne répond plus à mes commandes. Que se passe-t-il ? Un frisson m’envahit. Mes pensées se troublent.
Est-ce un cauchemar ? J’espère, de tout cœur, que ce ne soit qu’un mauvais rêve, que bientôt je me réveillerais et que tout disparaitrait. Mais le temps passe et je suis toujours coincée dans ce cauchemar, loin de m’en sortir. Alors que je suis perdue, la Terre continue à tourner comme si rien n’y était.
La peur me fait tourner la tête. Une sensation de métal froid me fait picoter la peau. J’essaie de bouger mes bras, mais ils sont paralysés. Je réessaie encore et encore, mais en vain. Je constate que je suis enchaînée.
J’essaie de retracer mes pas. Mes derniers souvenirs sont en Libye. Je m’étais enfouie après des années d’abus sexuel de la part de mon père. La vie au Congo était devenue de plus en plus sévère. A 22 ans, je n’avais toujours pas mes droits. Ma mère avait quitté ce monde il y a huit ans, et personne n’était présent pour me protéger. Le sentiment d’impuissance, le manque de contrôle, la violence, les menaces, la honte... m’avaient réduite au silence. Comme s’il ne suffisait pas que mon propre père m’eût violée à plusieurs reprises, il refusait même de financer mon éducation. J’étais réduite à quitter l’école et devenir femme au foyer, afin de satisfaire ses besoins et donner vie à sa demeure. J’en avais assez ! Je voulais mettre terme à ma souffrance et à mes années perdues. J’avais donc fugué. Je cherchais un monde meilleur ; je cherchais à supprimer mes douleurs, à réactiver mes sens, à déguster le goût de liberté. On m’avait dit qu’en Europe, on peut reconstruire sa vie. J’avais fait mes recherches. La Libye était mon dernier arrêt avant de m’embarquer dans un navire vers le monde européen. J’avais un rendez-vous pour un entretien d’embauche. Je m’étais faite belle, j’avais bu, et... mes souvenirs s’arrêtent ici.
Mes sens demeurent en éveil. Des émotions m’envahissent et des larmes menacent de tomber. Je n’avais pleuré depuis les funérailles. Mes émotions s’étaient éteintes à force de renoncer à me soumettre à la douleur.
Tout à coup, j’entends des pleurs. Je ne suis pas toute seule, on dirait que je suis accompagnée. Le grincement des portes qui s’ouvrent puis se referment m’alarme. Un son de chaînes de métal vibre dans l’air. Une fille est soudainement ajoutée à l’équation. Ses pleurs et cris sont bientôt étouffés, puis mon audition s’affaiblit et mes pensées s’éteignent. Le temps s’arrête.
Lorsque je me réveille, le sol est en mouvement. J’en suis sûre, on nous déplace. Peu après, on s’arrête. Nous sommes arrivés à destination. Les portes s’ouvrent de nouveau ; mon cœur risque d’exploser. C’est ma chance de me sauver la peau. Je dois faire quelque chose, je ne suis pas venue ici pour disparaître !
« Allez ! Sortez ! », on entend hurler. Tout à coup, une main s’étend vers moi et m’enlève le bandeau. La lumière du soleil m’aveugle ; je ferme les yeux. D’autres mains me libèrent des chaines qui m’avaient emprisonnées depuis que je me suis trouvée ici.
« Allez-y, nous ne répèterons pas ! Faites une ligne ! »
Je me mets debout. Je regarde autour de moi. On est au milieu de nulle part. Au moins une centaine de filles m’entourent, toutes ayant l’air africaines. On fait la queue, en espérant ne jamais arriver à la fin de la ligne. La queue avance vers une tente, et à chaque fois, on entend les plaintes et hurlements des filles qui y passent avant nous, sans savoir pour autant ce qui arrive, les faits restant sujets à notre imagination.
« Encore des noires ? », j’entends dire alors que nous marchions en ligne.
« Eh bah oui ! Et pas n’importe quelles noires. Elles sont toutes des congolaises. Ceux sont les plus demandées au marché, ces jours-ci ! »
Je jette un regard rapide en leur direction, espérant avoir une idée de celui qui voudrait nous enlever. Deux hommes arabes, armés jusqu’aux dents, sont prêts à exécuter celle qui ose se révolter. Ils ne ressemblent pas à des êtres humains, on dirait des bêtes. C’est bientôt le tour de la femme devant moi d’entrer. Refusant de se soumettre à leurs ordres, au lieu d’aller sous la tente, elle respire profondément avant de commencer à courir le plus vite possible, à s’enfuir, à essayer de se sauver la peau. Elle avait pensé à tout, sauf à un mineur détail qui lui coûta aussitôt la vie ; les ravisseurs n’étaient pas prêts à la laisser partir. Ils commencent à lui tirer dessus, rapidement, fortement, froidement, jusqu’à ce que rien ne reste d’elle autre que sa dépouille défigurée, baignée dans son sang. Toutes les autres sont en choc. Quelques-unes commencent à s’effondrer, alors que d’autres à accepter leur destin.
« Vas-y, avance. » Un des kidnappeurs me fouette sur le dos, me poussant vers l’intérieur. C’est à ces moments-ci que l’on devient esclave à nos peurs. On devient immobile, on ne peut plus bouger. Deux femmes me tiennent en place, alors qu’une troisième s’approche de moi, me marquant, à 700 degrés, une fleur de lys au fer rouge sur le dos.
*****
Je ne sais depuis combien de temps je suis ici. Ça pourrait être quelques semaines, des mois, voire des années. Cela fait si longtemps que j’ai vu la lumière du soleil. Attachées aux lits avec des menottes de fer, nous sommes emprisonnées dans une sorte de bunker souterrain, aussi loin que possible du monde extérieur.
Ces derniers jours furent l’enfer. Les abducteurs nous violaient les unes après les autres. Voulant ne pas me soumettre à leurs désirs, j’essayais à chaque fois de me défendre et de les repousser, mais rien ne pouvait les arrêter. Je hurlais, je criais. D'autres filles faisaient de même. Nos gémissements résonnaient dans l’air. Pas un jour ne s’est passé sans qu'on nous batte à plusieurs reprises. Mon corps souffrait, ma tête devenait douloureuse et ma vision s'estompait après chaque visite.
On nous interdisait de sortir de notre chambre, sauf lorsqu’on est appelée. Un coin était réservé pour les toilettes, on s’habillait devant nos violeurs. Nourriture, eau, parfums et maquillage étaient délivrés aux portes. On refusait parfois de nous doucher, en espérant dégouter nos agresseurs, mais ceci résultait en plus de fouettage.
Le marché aux esclaves ouvrait parfois la nuit. Les travailleuses domestiques y étaient vendues pour des milliers de dollars. Celles non vendues serviraient d’esclaves sexuels aux ravisseurs, jusqu’au prochain marché. Les filles et moi avions pris un peu de réconfort en étant unies, avant d’être séparées de nouveau. Les potentiels clients insistaient à toucher les marchandises avant l’achat. Ils faisaient passer leurs mains là où ils voulaient, allant des seins jusqu’au derrière, afin de s’assurer que leur esclave soit à leur goût. C’était l’instant le plus horrible et le plus dégoûtant de nos vies.
Après des ères d’abus et de violence, j’étais tombée enceinte. Je ne prenais pas la pilule. On m’interdit complètement de sortir, pas même pour aller au marché. Une femme enceinte ne peut être vendue. Aujourd’hui, ils prirent la décision de m’exécuter pour ne pas avoir suivi les consignes et afin de servir d’exemple. Je m’adresse donc à vous pour faire entendre nos voix au monde entier.
Les esclaves sexuels sont souvent oubliés, comme s’ils n'avaient jamais existé.
Nous existons bien, nous sommes coincées ici et nous avons besoin de votre aide. Il est trop tard pour moi mais pas pour les autres. Sauvez-les avant qu’elles ne subissent le même sort.