Noces de mort

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. L’ambiance de la chambre nuptiale, plongée dans un noir obscur et cosmique, est dense et humide. Quelques gouttes de sueur ruissellent sur mon front malgré l’air frais de la nuit provenant d’une fenêtre ouverte à gauche de mon lit. Une lumière tamisée, émanant de la salle de bains, percent les ténèbres de ma chambre. Cependant, cette lueur ne prélude pas un signe d’espoir ou de renaissance, mais plutôt une lumière fallacieuse et perfide, puisque se trouve dans cette salle mon nouveau mari prêt à assouvir ses désirs incestueux sur moi, une jeune fille de 14 ans, apeurée, victime des traditions et coutumes familiales. Dehors, le brouhaha de la foule ainsi que le fracas des assiettes et des verres ne tardent pas à s’orchestrer avec les battements rapides de mon cœur. N’est-ce pas dérisoire le fait que les personnes les plus proches a toi sont en train de fêter à quelques pas de toi, ta ‘’mort’’ imminente et la rupture décisive avec ton enfance.
Tout commença il y a 2 mois. Revenant un jour de l’école, je franchis le seuil de la maison toute radieuse. Férue de livres et de connaissances, je remerciais toujours mes parents de m’avoir donné la chance de poursuivre mes études. Étant donné qu’en Afghanistan la plupart des filles n’ont pas l’accès à l’éducation, je saisis cette opportunité pour montrer à mes parents et à moi-même ce dont je suis capable. Je dévorais, jour et nuit, les livres de la bibliothèque municipale et notamment les livres d’amour et de courtoisie qui me transportaient vers des contrées lointaines et féeriques. En entrant dans la salle à manger j’aperçus devant moi, assis sur le canapé, un homme qui pourrait bien avoir l’âge de mon père, entouré de mes parents. Le prétendant était vêtu de son plus beau costume noir, ses cheveux virant au gris-blanc étaient rejetés en arrière et son parfum embaumait toute la pièce. Ma mère avait l’air embarrassée devant ma mine étonnée. Mon père se racla la gorge comme il le faisait d'habitude avant de dire quelque chose d'important et prononça ses mots fatals :
-Fatima, ta mère et moi venons de te trouver un mari qui t’offrira une vie paisible et sereine.
À ces mots pompeux, mon futur mari me scruta d’un regard pervers qui glaça mes veines et il esquissa un sourire pernicieux au bout de ses lèvres présageant une série d’évènements infortunes. Tout autour de moi la salle vacillait, je pouvais à peine distinguer les contours des silhouettes qui se dressaient devant moi. J’aurais trébuché par terre si au dernier moment je ne m’étais pas agrippée à un guéridon qui se trouvait juste à côté de moi. Quelques secondes après, sortant de ma stupeur dans laquelle je m’étais plongée, je balbutiai quelques bribes :
-Mais...mais PAPA j’aimerais continuer mes études.
-Ne me désobéis pas ! Monte dans ta chambre pour te préparer et enfile ta plus belle robe. Le cheikh serait là dans une heure pour la cérémonie de tes fiançailles.
En ce moment-là ce même regard bestial et rire sournois s’affichent sur le visage de mon mari. À demi nu, il s’avance à pas de loup vers moi. Je me recroqueville sous mes couvertures. Je ressens une haine farouche envers mes parents, ces êtres chers qui sont censés m’enlacer dans leurs bras protecteurs. Les voilà me balançant dans l’antre du lion. Ma rancune se déchaine également sur tous les livres d’amour que j’ai lus. Tout s’avère illusion, rêve et utopie face à cette réalité morbide. Le fil de ma pensée s’estompe au fur et à mesure que le corps poisseux et immonde de mon mari s’approche de moi jusqu’à ce qu’il m’engloutisse et que je disparaisse, les yeux fermés, dans le noir.