Noces de fiel

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. »
Pataugeait-elle dans les méandres ténébreux d'une réalité cauchemardesque ? Ou ses paupières étaient-elles trop alourdies par le poids de la détresse pour s'ouvrir ? Peut-être les deux. Combien de temps ce meuble au revêtement blanchâtre et soyeux l'avait-il maintenue alitée ? Des heures, des jours ? Elle l'ignorait. Hantée par le lugubre souvenir des évènements récents et rongée par le désespoir que lui imposait cette souvenance, la jeune dame avait perdu toute notion du temps présent. Après avoir constaté l'inanité de ses efforts pour se dresser sur son séant, se résignant, elle n'eut d'autre choix que de se plonger dans le flashback de sa vie.
Comment, en si peu de temps, était-on passé du rêve au cauchemar, de la félicité à la déveine ?
« Comment est-ce arrivé ? », cette interrogation la taraudait. Il lui fallait se remémorer son passé afin de percer l'intrigue, découvrir l'origine de l'orage qui avait inexorablement précipité sa destinée dans une descente aux enfers ineffable.



« Mon fils, veux-tu prendre pour épouse notre fille Dalia ? Consens-tu à l'aimer, la chérir, la respecter, la protéger et l'entretenir, pour le meilleur comme pour le pire, et jusqu'à ce que vous sépare la mort ? »
La voix, revêtue d'une impérieuse solennité, retentissait dans l'enceinte ecclésiastique. Elle se diffusait au moyen d'un microphone relié au dispositif de sonorisation. Le patriarche, à l'instar de toute l'assemblée, paraissait suspendu aux lèvres du destinataire de la question.
« Oui, je le veux ! » affirma-t-il avec une énergie qui enthousiasma aussitôt l'assistance.

Le prêtre, détournant alors le regard vers la demoiselle de blanc vêtue, lui tint à peu près le même discours interrogateur. Elle répondit par l'affirmative, noyée dans une béate émotion. S'en suivit la bénédiction nuptiale, celle qui consacrait leur union. Mais ce n'était pas que l'affaire d'un couple. Bien qu'ils eussent sauté à deux dans le navire sacré du mariage, nul n'ignorait que leur capacité à naviguer dans les eaux tumultueuses de la vie serait tributaire de tout un équipage.
Cet équipage se constituant de leurs familles respectives. La coutume, sous nos cieux, veut que ce ne soit pas deux individus qui s'unissent, mais deux familles.
La cérémonie avait de ce fait été orchestrée par les futures belles familles d'un commun accord. De la mairie au lunch en passant par l'Eglise. Il s'était agi d'un véritable casse-tête événementiel au regard du nombre de convives.
On espérait au moins deux centaines de personnes lors de la réception, à la sortie des formalités religieuses. Cette estimation s'avérerait, les organisateurs s'en doutaient bien, erronée car n'ayant pas pris en compte entre autres, les potes du cousin de l'oncle du meilleur ami du marié, les copines promotionnaires issues du même lycée que la coiffeuse de la mariée, les jeunes de l'ancien quartier que fréquentait le compagnon de jeu du second garçon d'honneur, ou encore la kyrielle de collègues, de voisins et de connaissances plus ou moins proches d'un membre de la famille. Tout ce beau monde ne comptait rater pareille aubaine. Il y aurait des victuailles à profusion, les gallinacés seraient à l'honneur du buffet, sans oublier la boisson, traditionnelle ou conditionnée, sobre ou alcoolisée. Certains prédisaient même, et à juste raison, un « mariage mondial ».
La réception se tint dans une vaste salle de cérémonie aux allures seigneuriales. Entre la porte d'accès du bâtiment et la table d'honneur des mariés, il y avait cinquante tables rondes de part et d'autre des robustes colonnes qui supportaient le dôme. Ces tables magnifiquement décorées, débordaient de toutes sortes de mets. C'était une véritable orgie gustative où venaient composer une mosaïque de fumets irrésistibles au sens olfactif. Les invités s'en donnèrent à cœur joie. Les uns apprécièrent particulièrement les plats pittoresques au rang desquels trônait le savoureux foutou, recette à base de tubercules d'igname pilés et qui ne se consomme aisément qu'avec les doigts. Les autres, soit disant responsables ou civilisés pour jouer de la main à table, aimèrent mieux le riz au gras accompagné de poisson qui s'accommode aux fourchettes.
Les noces se poursuivirent avec faste tout l'après-midi. Les invités suivirent le ballet des garçons et filles d'honneur pour introduire les époux dans la salle ; puis ce fut le tour du talentueux maître de cérémonie qui, dans un speech désopilant, retranscrit à un auditoire suspendu à ses lèvres, l'historique de l'idylle des tourtereaux. Ils s'étaient rencontrés sept ans auparavant au détour du rayon d'un super marché de la place. Lui venait se procurer des cosmétiques et elle effectuait des emplettes alimentaires. Il s'était laissé subjuguer par l'éclat de sa carnation, la candeur de son sourire et surtout l'immensité de son regard semblable au firmament. Ses sens n'avaient réussi à regimber, désarmés face à une telle nymphe si aguichante par ses mensurations. Bien qu'ayant beaucoup voyagé et rencontré de belles femmes, celle-ci lui avait paru unique. Il s'en était rapidement enamouré, au fil des appels, messages, rencards...
Lui qui avait embrassé une brillante carrière de juriste espérait trouver l'alter ego fort ailleurs, à l'autre bout du globe, au gré de ses multiples missions diplomatiques. Son destin en avait cependant décidé autrement.
A l'issue des ripailles intervint la coupure du gâteau, suivie de la remise des présents. Puis les invités se retirèrent les uns après les autres, des plus distingués aux moins importants. Le nouveau couple avait, par respect et courtoisie, tenu à les remercier tous. Le marié fit l'énorme effort de serrer la main à tous, d'embrasser certains en leur offrant les dragées pour la route, comme à l'accoutumée.


Après une si longue journée rythmée par tant d'émotions, les nouveaux mariés eurent enfin droit à la nuit de noces. La fameuse nuit pour laquelle l'un et l'autre s'étaient préservés, avaient résisté aux multiples tentations. L'heure était venue de déguster le fruit jusqu'alors défendu.
Hélas, tout ne se passerait pas comme l'espérait la jeune dame. Son chéri souffrait d'atroces migraines qu'elle mit sur le coup de la fatigue accumulée les jours précédents. Il n'y avait pas de quoi fouetter un chat. Mais sa quiétude se mua en angoisse lorsqu'il fallut hospitaliser son époux six heures plus tard et d'urgence. Il s'était métamorphosé en mort-vivant, horriblement fébrile et expugnant du sang par tous les orifices corporels. Il allait malheureusement succomber en salle de réanimation, en dépit des efforts pour le sauver.
Son épouse, ou plutôt sa veuve ô combien dévastée, eut à peine le temps de sécher ses larmes car le surlendemain, elle aussi présentait des symptômes identiques. Elle tomba dans un état comateux d'une douzaine de jours.
A son réveil, elle se sentait inanitiée, exsangue et à bout de souffle. Elle avait lutté pour survivre mais devait son souffle au dévouement du corps clinicien. Elle ne pouvait bouger les membres, ni même ouvrir les yeux. Elle ne pouvait que percevoir le son de la voix d'une speakerine :
« Le monde est en butte depuis deux semaines à présent, une horrible vague pandémique qui a déjà fait officiellement plus de deux millions de morts. Le virus, encore inconnu des spécialistes, se répand notamment par les contacts physiques. Restez chez vous, évitez les rassemblements pour vous sauver, vous et vos proches... »
Elle n'écoutait plus la voix, elle réalisa tout d'un coup, l'origine de ses malheurs. Son défunt mari était rentré du pays foyer de la pandémie à peine trois jours avant leur mariage. Y avait-il contracté le virus? Était-ce lui qui l'avait contaminée elle, sa famille, ses proches et la quasi-totalité des convives au mariage ? Assurément.
« Si seulement », regrettait-elle. Elle était couchée, ankylosée, dévastée et se demandait : « Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. »