N'attendez pas le jugement dernier, il a lieu tous les jours

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Étudiante au Gymnase de Nyon, (dont l'équivalent français m'échappe), je me suis fraîchement inscrite à l'Université de Lausanne en lettres. Mon travail ''N'attendez pas le jugement dernier, il ... [+]

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Nouvelles :
  • Littérature générale

Nina me tournait le dos. À genoux devant la cheminée, elle disposait, avec la méticulosité que je lui avais toujours connue, les brindilles en un tas parfaitement organisé. Trouvait-elle un plaisir à faire cela ? Tout semblait porter à croire que oui. Elle saisit les bûches, et, une à une, les installa autour du bois d'allumage. Ne pouvant m'empêcher de penser qu'elle avait les mêmes gestes tendres lorsqu'elle mettait les enfants au lit, je réprimai un sourire. Depuis le jour où elle avait vu son plus petit garçon éteindre six bougies avec le grand et long souffle d'un homme, elle avait été la mère la plus inquiète et émotive que l'on eût jamais vue. Elle n'avait pourtant jamais perdu la lueur que j'avais perçue dans ses yeux le jour où le premier est né ; ses joues étaient chaudes, son sourire béat et son rire clair, comme si elle-même avait été l'enfant. Zébré des lumières blondes et tamisées que le plafonnier renvoyait, le visage de Nina ne m'avait jamais semblé aussi ingénu qu'à présent.
Pendant de longues années, je lui avais reproché tous les gestes pour lesquels je l'aime aujourd'hui. À cause de ma rancœur, à cause de mon aveuglement, la plus grande partie de la vie que j'avais menée à ses côtés avait été gâchée ; c'est ce que je vois quand je la regarde. Ses yeux enfantins ont été si longtemps embués de larmes qu'il m'est difficile d'y voir son vrai bonheur.
— Laisse-donc, lui dis-je, je vais allumer.
Elle me remercia de sa voix douce, se leva et disparut dans la cuisine où le grondement du four à pain avala les bruits de ses pas.
J'avais entendu ses mots trembler et mon cœur se souleva un peu. Une des bûches glissa du tas. Grillant une allumette, je l'observai lécher les brindilles jusqu'à les noircir lentement et les consumer en crépitant. En même temps que ma femme éteignait le four, faisant disparaître le grondement que j'avais déjà oublié, celui, moins perceptible mais plus vivant, du feu dans l'âtre se répandit dans le salon. Mille étincelles pétillèrent de part et d'autre comme une symphonie en images pendant que les flammes grandissaient à vue d'œil. Ébahi par le minuscule feu d'artifice dont j'étais le seul spectateur, je souriais à la cheminée. N'importe qui aurait tourné le dos ; mais pour moi, cette flambée avait quelque chose de profondément apaisant. Toute l'amertume du monde semblait pouvoir fondre et disparaître dans ces longues vagues frémissantes de rouge et de jaune.
Deux photographies étaient encadrées de noir sur le mur en face de moi. En perçant la pénombre, je pouvais reconnaître les traits de mes deux fils ; l'un arborant un bonnet en laine et des mitaines, les pieds dans la neige, l'autre en bottes de caoutchouc, une canne à pêche trop grande pour lui au bout de son bras. Rien, dans leur sourire terriblement similaire à celui de Nina, ne pouvait présager le souvenir si brûlant que ces photographies représentaient à présent pour nous. Ni elle ni moi n'avions touché les cadres depuis le jour où ils avaient été placés, même pas pour les dépoussiérer. Ils avaient une sacralité tellement puissante qu'ils régnaient même sur leurs propriétaires. Et ce n'était pourtant pas un coup de chiffon qui leur aurait fait du mal ; bien au contraire, j'avais parfois l'impression qu'ils allaient tomber d'eux-mêmes de leur support sous le poids de cette poussière. Réduit à l'immobilité devant ces ruines impétueuses, je m'efforçai de détourner le regard.
Il se mettait à pleuvoir. Les gouttes tambourinaient les deux fenêtres du salon.
— Alexander ?
La voix de ma femme me tira d'une rêverie dans laquelle j'ignorais m'être plongé. Il y avait sur la table un repas d'une apparence délicieusement copieuse ; seules deux assiettes l'accompagnaient. Elles avaient été disposées l'une en face de l'autre et encadrées par les couverts avec une terrifiante symétrie. Un regard lancé à cette table suffit à m'apprendre que ce dimanche soir n'allait pas différer de tous ceux qui l'avaient précédé.
Tard dans la nuit, l'insomnie m'avait à nouveau rattrapé. On klaxonnait encore, quelque part dans les faubourgs de Bensen. Un chauffard, me dis-je, ou encore un ivrogne qui aurait trébuché dans le noir. Sept minutes seulement me séparaient de minuit, et j'écoutais l'horloge rythmer les douces respirations de Nina.
Les minutes, les heures, les jours et les années étaient pourtant passés. Et nous avions refait notre vie, elle et moi, nous avions dû tout réapprendre, et nous avions réussi... Suffisait-il maintenant d'un simple regard vers ces deux cadres pour tout détruire ?
Je me lève, sans faire de bruit, je retourne au salon. Ordonnant à mes yeux de rester à la surface du sol, je m'agenouille devant les braises encore chaudes dans l'âtre. Une fumée fine et opaque dessine des courbes au-dessus des bosses rougeâtres, le même crépitement se fait entendre. Rien ne bouge, la pluie a cessé. Ses marques glissent lentement contre les fenêtres tandis que j'accompagne le silence d'un sanglot solitaire.

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