Mutilation

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je n’en savais pas mot. J’étais juste dans un état de léthargie. Mon corps se refusait à exécuter les mouvements que je lui ordonnais de faire. Je ressentais une douleur indescriptible...elle irradiait toute mon intimité, paralysant au passage mes membres. Je planais dans un océan de ténèbres, ma conscience voguait sur une nuée de brume. J’étais immobile, et pourtant j’aurais voulu m’enfuir : oui, m’enfuir loin de ce bout de métal qui labourait ma chair toute fragile, détruisait ma féminité. « La curiosité est un très vilain défaut », disait l’adage et pourtant à mon âge, quoi de plus normal que d’être curieux ? C’est d’ailleurs cette qualité enfin, que dis-je...ce défaut qui nous révèle les mystères du monde qui nous entoure, nous fait connaître les différentes saveurs de la vie car douce ou amère, elle vaut la peine d’être vécue dans sa plénitude. Moi, par contre je ne savais plus si ma triste vie avait valu la peine d’être vécue jusque-là.
Dans un mélange d’innocence, de candeur, d’insouciance et de beaucoup de curiosité, du haut de mes six ans, mon regard pétillant charmait tous ceux qui avaient le bonheur de croiser mon chemin. Je ne pensais qu’à jouer avec les enfants des maisons voisines et il fallait même me rappeler à l’ordre pour que j’interrompe mes jeux pour manger. Ceci fait, je retournais automatiquement à mes occupations enfantines. Ainsi se déroulait mon enfance, jusqu’au jour où Hadès décida d’emporter par noyade dans son royaume souterrain mes deux parents.
Ma vie telle un fleuve tranquille se mua en un tourbillon d’évènements se soldant par la décision des anciens de nous envoyer vivre ma sœur et moi chez notre tante. Je fus donc emmenée vivre dans une famille dont j’ignorais jusque-là l’existence avec pour seul visage familier celui de ma sœur. A ma grande surprise, je constatai que nous n’étions pas les seules filles recueillies par notre tante. Il y avait une vingtaine de fillettes de mon âge assises en rond autour d’un grand plateau de nourriture. Je les observais et je trouvais leurs regards vides, leurs expressions faciales ternes...elles ne dégageaient aucune ondes, comme si quelque chose les avait vidées de leur essence, de la vivacité de leur enfance. Nous nous assîmes et dinâmes avec les autres filles en silence. Je scrutai le regard de ma sœur : la frayeur du mien s’y reflétait. Milles questions me taraudaient l’esprit : dans quoi avions-nous échoué ? Que nous réservait l’avenir dans un endroit si austère ? J’avais si peur...
Je remarquais au fil des jours que nos compagnes ne parlaient guère. Elles se muaient dans un silence impénétrable chaque fois que j’essayais d’engager la moindre conversation. Et que de mystères dans leurs regards et attitudes ! Ma curiosité n’en devenait que plus grande. Je voulais connaître leur histoire et j’étais tenace ; j’essaierais encore et encore jusqu’à ce que ma soif soit étanchée.
Un soir, notre tante nous prit à part ma sœur et moi pour nous dicter les règles de la maison. L’une était bien formelle : n’ouvrir en aucun cas la porte de la chambre située à l’arrière de la maison. J’étais titillée par cette interdiction. Après tout, que pouvait bien receler une vulgaire chambre ? Des trésors ? Des esprits ? Quoiqu’il en soit, je fus dissuadée par ma sœur ne connaissant que trop bien mon tempérament de défier notre tante en bravant l’interdiction.
Nos jours s’écoulaient dans la torpeur, partagés entre tâches ménagères, mutisme et ennui. Je me demandais si un jour, nous parviendrions à briser cette monotonie qui commençait à me rendre totalement folle. Les autres filles se tenaient à l’écart et ma sœur plutôt calme et réservée ne voulait pas jouer avec moi. Je tentais vainement de trouver une distraction, mais cette mystérieuse chambre me hantait à l’infini. Qu’y avait-il à l’intérieur ?
Le temps ne se fit pas prier pour apporter apaisement à mes tourments. Ma sœur venait de fêter ses douze saisons et en elle commençait à se profiler la stature de la puberté. Visage gracieux, silhouette fine et délicate, elle semblait être une fleur éclatante au milieu des herbes défraîchies que représentaient les autres filles. Je sentais changer le regard de notre tante sur elle. Elle lui manifestait beaucoup plus d’intérêt et je commençai inconsciemment à épier ses moindres faits et gestes à l’égard de ma sœur. J’éprouvais le besoin de protéger ma sœur car notre tante ne m’inspirait pas confiance.
La pleine lune s’approchait et les préparatifs allaient bon train dans la demeure. Il fallait donner en offrande aux divinités les restes des dernières récoltes pour qu’ils puissent bénir la prochaine en la faisant surabonder. Il fallait aussi nettoyer la concession de fond en comble pour entrer dans la nouvelle saison en toute pureté. Enfin, l’évènement tant attendu arriva. La nuit, tout le monde se mit dehors pour admirer la lune. C’était beau...tant de mystères dans la voûte céleste. Les étoiles, en myriade semblaient s’être figés autour de mère lune pour faire ressortir sa splendeur.
Je voulais faire part de mon émerveillement à ma sœur, quand je me rendis compte qu’elle ne se tenait plus à mes côtés. Je la cherchai du regard aux alentours et ne la trouvai nulle part. Pas une trace de notre tante non plus. Je m’éloignai discrètement vers la maison en regardant dans toutes les directions dans l’espoir de trouver ma sœur, mais rien n’y fit : elle était aussi introuvable.
Mes pas me conduisirent vers la chambre interdite. J’entendis des gémissements étouffés entremêlés de murmures. Je n’avais pas le choix, je n’avais trouvé ma sœur nulle part et je dois avouer que je mourais d’envie de découvrir le mystère de la fameuse chambre. J’ouvris donc la porte. Se succédèrent stupeur et frayeur dans mon regard quand je découvris une pièce avec des murs recouverts de sang et le sol jonché de multiples objets de torture à côté de statues de divinités effrayantes. Notre tante aidée de deux femmes d’âge mûr tenaient fermement ma sœur qui se débattait toute nue pendant qu’une autre aiguisait un grand couteau. Armée de courage, je me faufilai entre les jambes de cette dernière pour aller mordre les ravisseuses de ma sœur. Cette dernière parvint à se libérer et s’arrêta, impuissante en me voyant nouvelle victime de ces femmes décidées à accomplir leur rituel. Cela faisait partie des offrandes aux divinités.
-Fuis, lui dis-je calmement.
-Je ne partirai pas sans toi, articula-t-elle en larmes.
-Tu n’as pas le choix, répliquai-je. Va-t’en !
Elle n’avait effectivement pas le choix car notre tante s’avançait déjà vers elle. S’élançant dans la nuit noire, l’âme désemparée s’enfuit en pleurant, me laissant aux prises de ces infernales créatures. On me dénuda de force et le couteau aiguisé plongea dans ma chair à l’endroit même de ma féminité. Je hurlai à ne pas en finir... J’étais déchirée, en proie à une douleur atroce. Ma conscience s’isola de mon être pour se réfugier dans une brume protectrice. Je voguais entre deux mondes. Je ne savais plus si les ténèbres m’avaient enveloppée ou si mes paupières s’étaient juste fermées. Je venais enfin de comprendre toutes ces filles : tout comme moi, elles avaient subi l’excision.
Aujourd’hui, j’ai trente-deux ans et je suis institutrice. Assise à mon bureau, le regard lointain, je suis une femme vide, privée du rêve cher de devenir mère. Je suis Nini la femme solitaire, une catastrophe sociale, une âme perdue, mortifiée, brisée par un rite africain inhumain. Que me reste-t-il ? Une pensée pour toutes ces femmes qui comme moi ont subi ce triste sort, faute de protection. Ma seule source de joie reste ma sœur que j’ai sauvée et qui aujourd’hui mène une vie heureuse entourée de sa famille en ville. Ô Afrique, pourquoi détruis-tu tes enfants ? En reposant ma plume, je souhaitai que mon histoire voyage, traverse les mers pour se rendre dans les contrées les plus lointaines afin de préserver des âmes innocentes.