Murmure vésiculaire

Je crie mes Silences.

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Tout est noir. Sombre. Que je ferme les yeux ou que je les garde ouverts, cela a très peu d’importance. Le résultat est le même : déception, désillusion fruit d’un heureux ménage entre ignorance et entêtement.
On peut vivre dans l’ignorance totale de ce qui se déroule même dans notre propre existence. Machination. Manipulation. Cachoteries. A nous en surprendre, on s’entoure d’un monde qui programme, qui fait, qui défait, qui raccommode les morceaux de notre vie et qui se tait quand, devant faire face aux résultats, nous avons besoin de réponses. Mais, Ne faisons-nous pas nous-même partie de cette fine machination lorsque nous admettons par notre entêtement certaines situations quand bien même les conséquences sont évidentes !
Alors, ne suis-je pas dans le noir ? N’ai-je pas les yeux fermés ? N’ai-je pas fermé les yeux sur toute réalité, pour ne vivre dans mes rêves que ce que mes désirs pouvaient supporter ? N’ai-je pas suivi mes illusions dans leurs pas vers la folie. J’aurais gardé les yeux ouverts que j’aurais vu. J’aurais vu comment il s’éloignait. Mais je voulais moi aussi une maison « en dur » au lieu d’une case en banco ; je voulais dormir dans une maison « en tôle » au lieu d’une case avec le toit recouvert de paille ; je voulais être élégamment habillée le jour du marché du village ou à l’église, bref... Je voulais tout ce que ces femmes possédaient, ces femmes dont les maris sont partis à l’aventure et sont revenus les poches bien garnies de ce qu’il fallait pour construire des grandes villas. J’ai donc laissé mon mari partir.
Vingt longues années sont passées et je me suis habituée à son absence, omniprésente et lourde à supporter. Il me revient encore à l’esprit les moindres détails de ce jour où je l’ai joyeusement accompagné à la grande ville. Toi et moi l’avons accompagné dans ce minicar. Nous étions tellement à l’étroit. Il faisait une horrible chaleur à cuire du bœuf. Tu ne cessais de te plaindre en criant et te débâtant. Il n’y avait que les intermittentes gorgées de lait pour te calmer le temps d’un muet dialogue avec l’un des innombrables arbres qui bordaient les tortueux sentiers menant à notre destination. Le trajet était si pénible et les sièges si inconfortables. Mais oserait mieux demander une femme dont les pieds n’avaient jamais foulé le plancher de cet engin bruyant à quatre roues ? C’était le « ouf » de soulagement quand enfin nous avons entamé le bitume. Plus de secousses. Plus de plaintes de la part d’un « mini toi » qui était irrité par la chaleur. L’arrivée à la grande ville s’est fait découvrir par les poteaux électriques plus nombreux et de plus en plus rapprochés, les lampadaires créant une haie de bienvenue aux étrangers des grandes et modernes civilisations.
Nous avons été logés par ta tante qui, malgré la modestie de sa demeure ne possédant pas de chambre d’amis, a bien voulu faire de nous ses invités. Nous avons passé la nuit au salon et le lendemain, nous avons accompagné ton père à cette autre gare routière, tu sais, celle qui n’avait visiblement pas d’appellation en notre langue, oh si difficile de prononcer ce nom ! Et j’en profite pour te rappeler qu’il faut que tu poursuives ta quête du savoir, tes études, au lieu d’une quête précoce de bien matériel qui pourrait te mener à la perdition de ceux qui ne savent pas assez. Regarde un peu comment je suis... maladroite et si...inculte. Je ne pouvais pas convenir à cette vie moderne de toute manière. Je comprends que ton père aie préféré une autre à moi, là-bas. Elle a surement tout plus que moi. Elle est certainement plus jeune aussi...et plus belle... Regarde-moi encore sur le point de verser des larmes pour lui. Il ne sait même pas que je pleure. Il ignore que je suis triste, que j’ai la poitrine remplie de colère et surtout d’amertume.
Ce jour-là, c’était bien la dernière fois que je voyais ton père. C’était la dernière fois que je croisais son regard, que je lui parlais. Me comprendrait-il encore ? Lui qui, à coup sûr ne parlerait aucune autre langue que celle qu’il aura apprise maintenant. J’aurais dû comprendre plus tôt qu’on était immiscible comme l’eau et l’huile. Je voyais toutes ces différences comme ce qui aurait pu nous unir davantage. C’est à croire que j’avais tort. Le temps a finalement donné raison à tous ces gens qui n’ont jamais approuvé mon mariage avec ton père jusqu’à ce qu’il s’en aille. Je n’avais que lui comme soutien. Mes propres parents m’avaient abandonnée et m’avaient laissée me débattre seule dans cette union marquée parfois d’innombrables défis. Le récent défis, à savoir celui de faire face à l’absence que je pensais temporaire de ton père, je l’ai relevé toute seule. Je me suis occupée de toi toute seule, toute seule ! Tu avais trois ans quand ton père est parti chercher un avenir meilleur pour tous les trois. Un avenir meilleur. Qu’est-il donc allé oublier ? Son avenir qui se trouve ici ou le meilleur pour sa famille ? Comment a-t-il pu oublier sa femme et ses enfants ? Il ne l’a peut-être jamais su : en moi grandissait silencieusement celle qui est aujourd’hui ta petite sœur. Elle n’a jamais connu son père, elle a vécu son enfance sans lui. Je suis restée là, à espérer qu’il rentre. Il n’est plus jamais revenu redécouvrir sa famille. Tellement de choses ont changé : elle est née. Elle et toi avez grandi. J’ai vieilli. Il n’a jamais cherché à le savoir.
Et toi tu veux aussi partir. Pourquoi ? Pourquoi veux-tu partir... comme un voleur ? Qu’est-ce qui te manque ici pour t’épanouir ? Je ne veux pas te perdre comme lui. Je ne veux pas que tu te perdes en t’éloignant.»
Qui connait ma mère saurait que c’est bien la première fois qu’elle parle... qu’elle parle d’elle, qu’elle s’exprime, qu’elle se libère. J’ai eu mal en l’écoutant. Son discours fluide et limpide au début s’est achevé en paroles saccadées avec une voix tremblotante chargée d’émotions. Je la regardais, tête baissée essayant de dissimuler ses larmes qui ne demandaient qu’à se faire remarquer. Toute cette douleur et cette peur en une seule personne. Comment est-ce possible de vivre avec cela ? Et comment vivre en ayant sur la conscience la faute d’avoir causé plus de douleur à supporter à cette grande dame qui est celle qui m’a montré le monde ? Je veux bien découvrir le monde. J’y arriverai très difficilement sans celle qui m’y a initié. C’est pourtant pour elle que je veux entreprendre ce périlleux voyage. Périlleux parce qu’il semble bien, à l’image d’un puit sans fond, happer tous ceux qui s’y lancent. Personne n’en revient apparemment. Mais je reviendrai. Je reviendrai lui donner la vie qu’elle mérite. Je reviendrai redessiner sur son visage le sourire d’une mère fière de son fils. Elle le mérite. Elle mérite bien plus.