Mon vieux père

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Ce texte est pudique, sobre, et sous son air d’ours taiseux, il renferme des émotions fortes... L’amour qu’un fils peut porter à son père

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J'aime la solitude qui permet le rêve et l'évasion, les rencontres qui font grandir, la vie qui chaque jour me surprend. J'écris aussi parfois...

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Le pire, c'était quand il venait me chercher à l'école.
À la maison je parvenais à finasser, dissuadant les copains qui auraient pu me rendre visite. Je n'étais jamais malade, aucun danger de ce côté-là, pour les loisirs j'arguais d'un appartement trop exigu pour recevoir, alors que je vivais dans pas moins de cent cinquante mètres carrés. J'allais jouer chez les autres, ceux qui avaient un père normal.
Lorsqu'il lui prenait l'envie de me faire plaisir, il m'attendait devant le portail gris du collège. Je devais alors me caparaçonner de ruse et d'audace pour emprunter la sortie des profs, une petite porte dérobée qui donnait sur la ruelle. J'avais acquis l'habileté du caméléon et longeais le mur décrépi avant de me carapater vers la maison où, la bouche en cœur, je faisais l'étonné, non, je ne t'ai pas vu, c'est dommage. À jouer les faux-culs, j'aurais pu faire carrière.
Ma mère ne venait jamais. C'est elle que j'aurais voulu voir devant la grille, j'aurais aperçu sa silhouette au loin, le pas pressé, sans courir comme les petits, mais alerte et confiant. Pour l'occasion elle aurait revêtu la robe pervenche assortie à ses yeux qui lui donnait l'air si jeune. Et du rose aux pommettes et aussi du soleil dans son sourire.
J'aurais annoncé à Fred, mon meilleur pote : « Je te présente Maman, enfin, ma mère ! ». Il aurait rougi et en serait tombé immédiatement amoureux. Avec ses cheveux blonds en cascade sur ses épaules rondes, elle était irrésistible.
Mais elle n'avait pas le loisir de passer à l'école, jamais elle n'avait rencontré mes maîtres. C'est un emploi à temps plein de se faire belle, le bain parfumé, la chevelure à boucler, la gymnastique et les ongles qu'il faut vernir d'un dégradé selon la parure du jour. Feuilleter les magazines de beauté, scruter la première ride, se tenir au courant de la mode. Téléphoner aux copines pour rester dans le coup sans pour autant dévoiler ses secrets, les décoctions de radis noir pour le teint et le blanc d'œuf pour tendre la peau.
J'étais devenu savant en écoutant aux portes, à l'affût d'une attention, un regard, un mot tendre, ou pas. Guettant, le cœur affolé, la preuve infaillible que j'existais pour elle, au moins un peu. Dans le clair-obscur de mes doutes, les soupçons tiraillaient mon esprit chamboulé.
Ses mots résonnent encore : « Ne reste pas dans mes jambes, tu vas filer mes bas, va plutôt voir ton père, il n'a rien à faire, lui... ».
Lui, il était déjà à la retraite quand je suis né. Comme il n'avait pas eu de descendant avec sa première femme, il avait épousé ma mère en secondes noces avec pour seule condition qu'elle lui fasse un petit. Il était tombé sous le charme de sa fée, comme en témoignent les photos entraperçues dans l'album, en haut du placard. Il m'arrivait de mener des expéditions punitives quand l'appartement était vide, ma mère à dévaliser les boutiques et lui à son club de bridge. Sur les clichés, on devine un homme éperdu d'amour, le regard flou et le sourire béat tandis qu'elle se tient à l'écart, ajustant le corsage de sa robe ivoire d'une main sèche.
D'après mes calculs, le marché avait été rapidement conclu. Elle ne voulait pas laisser filer la poule aux œufs d'or. Mon père était riche. Très riche et très vieux.
Je suis resté fils unique, c'est une évidence. Après ma naissance, ma mère a décidé de faire chambre à part et mon père déversait ses torrents d'affection sur son héritier, singulier produit d'une adolescente immature et d'un vieillard chenu. Ni enfant de vieux ni copain de jeux.
De toutes mes forces, je rejetais cet amour encombrant, le dos voûté, les cheveux blancs de cet homme. Jusqu'au jour où il dut s'agripper à une canne pour se maintenir en équilibre, alors je connus la honte. Et la honte de ma honte.
Un soir, je n'ai pu éviter l'inévitable. La porte des profs était cadenassée, on avait dû repérer mon forfait. Aucune échappatoire n'étant possible, je dus présenter mon géniteur à mon copain. « Voilà mon grand-père », j'ai lancé à Fred. Dans le regard humide de mon père, j'ai vu passer une ombre, elle disait toute la souffrance du monde, l'étonnement, la déception, la tristesse, la trahison aussi. Lentement, il a essuyé ses lunettes d'écaille avec un pan de son écharpe, il a souri à Fred sans un mot, mais il n'est plus jamais venu me chercher à l'école.
Le temps a passé. Ma mère a trouvé un nouveau mari plus jeune et tout aussi riche. Elle nous a plantés là tous les deux, refusant de coller à ses basques une progéniture, fût-elle transparente à ses yeux. Et nous avons poursuivi notre route entre hommes.
Fred a trouvé mon aïeul « trop cool ». Son rang dans mon arbre généalogique lui importait peu. Le vieil homme « lui apprenait plein de choses, il était bien plus marrant que ses propres ancêtres ».
J'ai fini par regarder ce monsieur comme il le méritait, un puits de science et de patience. S'il ne m'entraînait pas dans des footings effrénés, il m'apprit à jouer aux échecs, apprécier le théâtre et la poésie, les arcanes de l'astronomie. Il me fit découvrir le monde, en vrai tout d'abord et dans le grand livre de ses souvenirs lorsque sa santé se détériora. Les beautés de l'univers, sa richesse et sa diversité, l'infiniment grand et le plus petit. Le vivant, le sacré. Le visible et l'invisible. Il m'a enseigné comment écouter avec le cœur et voir avec les mains.
Il a fabriqué l'homme que je suis devenu, m'a fait aimer la vie, ses hauts et ses bas. Ses yeux s'évadaient un peu quand il parlait des creux, je suis sûr qu'au moment de mourir, il pensait encore à sa fée. Nous ne l'avons jamais revue.
Et lorsque je passe devant une école aujourd'hui, mon cœur se serre de regrets et de honte mais bien vite je me reprends et mesure ma chance d'avoir croisé cet homme-là. Mon père.

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