Mon bonheur amer

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. J’ai dû m’assoupir un moment. Cet endroit est lugubre et sombre. Ce vide...Je me souviens maintenant. Cette sensation de vide m’est si familière. Je tente de me lever, je me cogne la tête. Je me traine dans toute la pièce en espérant apercevoir une once de lumière. Plus je me déplace, plus le désespoir grandit. Je me sens seule, perdue, déboussolée. Mes larmes commencent à couler. Enfin, je heurte une boite. Je tâtonne. Un soupir de soulagement s’échappe lorsque je distingue une petite torche. Je l’allume. Rien n’a changé ici, toujours le même décor affreux des cartons de déménagement. Les bras autour de mes genoux, je compte les secondes attendant qu’on me délivre. Je me retourne vers la boite. Curieuse, je me mets à fouiner un peu. Je mets la main sur des tickets de bus, des billets, de vieux objets inutiles,... Dans une cadre poussiéreuse, je perçois cette photo ; elle date de l’époque où Greg et moi, nous étions heureux. Je prends le cadre et l’appuie sur mon cœur. Cette photo me replonge 2 années auparavant.
Ma tasse presque vide dans une main, mon téléphone dans l’autre, j’étais assise toute seule dans le café. J’avais l’air débordé. Personne ne se doutait que je noyais mes chagrins d’amour et ma solitude dans mon travail. J’ai fini par abandonner l’idée de me caser un jour. Se faire jeté est une chose mais se faire remplacé... c’est juste atroce. C’est pour cette raison et pour tant d’autres que j’ai décidé de me consacrer uniquement à ma carrière d’avocate. Je me suis totalement résignée à mourir vieille fille.
Un beau jour, pendant une audience, j’ai fait la connaissance de Greg. Il faisait partie du camp adverse. C’était tout de suite le coup de foudre. Les cheveux bruns, yeux bleus, carrure d’athlète, bref tout à fait mon type. C’était difficile de rester concentrée ce jour-là. Il me jetait des regards impressionnés. A la fin du procès, que j’ai remporté, soit dit en passant, il m’a proposé un verre.
Après 5 mois ensemble, nous nous sommes pris un appart. Je l’aimais tellement. Après être aussi longtemps restée seule, je me suis vite attaché à lui. Malgré mes efforts pour le rendre heureux, il me reprochait de ne pas m’investir dans notre relation. Apparemment je travaillais trop. C’était la première fois que je me sentais si bien avec quelqu’un, je ne voulais pas tout gâcher. Plus le temps passait et plus Greg devenait de plus en plus distant. On avait beau habité ensemble, il se trouvait à des années lumières loin de moi. C’était pénible. A chaque fois que je rentrais du bureau, il me parlait mal, il me répondait sèchement, il me criait dessus parfois, sans raison. Je prenais sur moi. Je me suis dit que tout allait finir par s’arranger.
J’ai appris par la suite qu’il frôlait le licenciement. Le cabinet d’avocat dans lequel il travaillait voulait le destituer sous prétexte qu’il n’a encore remporté aucune affaire jusque là. Ses supérieurs lui ont quand même accordé une dernière chance. Et par coïncidence, ils l’ont mis sur la même affaire que moi : une affaire d’homicide. Son cabinet représentait le coupable. C’était déjà perdu d’avance pour Greg. Il se sentait mal. A chaque fois qu’il ouvrait la bouche c’était pour me rabaisser, m’insulter, et m’injurier.
La veille du jour J, comme par magie, il semble redevenu attentionné. Il m’a préparé un diner. Nous avons passé une bonne soirée jusqu’à ce qu’il ait commencé à aborder le sujet qui fâche.
- Tu sais très bien que je risque d’être au chômage si je perds. A-t-il commencé.
- Mais, Greg, il faut se rendre à l’évidence, cet homme est coupable il faut qu’il soit puni.
- Donc, tu refuses de m’aider ? rétorqua-t-il avec reproche
Aider, pour lui, c’était faire exprès de perdre le procès. Autrement dit laisser tomber mes clients. Me demander de faire ça était immonde. Mais il l’a fait. Me voyant outrée, il ajouta en haussant le ton :
- Toi, tu n’es qu’une femme, tu penses qu’on te respecte maintenant parce que tu t’occupes de grosses affaires mais arrivera un jour où tu perdras ton estime au profit d’un homme plus compétent. Tôt ou tard, ils te remplaceront. Tu es facile à remplacer Allison... Réfléchis un peu ! Même si tu perdais ton emploie, je serais toujours là pour subvenir à tes besoins, tu ne manqueras jamais de rien. Tu ne seras plus jamais seule Allison.
« Plus jamais seule... ». J’ai senti un coup de poignard s’enfoncer dans ma poitrine.
- Fais ton choix Ally, ta carrière ou moi ?
C’était le brouillard autour de moi. Je ne supporterai pas que Greg m’abandonne lui aussi. L’idée de me retrouvée toute seule m’angoissait à un point inimaginable. J’ai trop investi dans cette relation pour que tout s’effondre de cette façon.
Ainsi, j’ai fini par abdiquer.
Greg était fou de joie. Il m’a embrassé sur la joue en susurrant « Je t’aime Ally, je serai toujours là pour toi ».
Suite à sa victoire, Greg a obtenu une promotion. Il avait envisagé de me quitter et de s’installer définitivement aux Etats-Unis. Cependant, le même jour, j’ai appris que j’étais enceinte. Le père de mon enfant n’était point ravi. Il m’a conseillé d’avorter. J’ai refusé, catégoriquement. Ces parents étant des personnes d’honneur, ils ne voulaient pas me laisser livrée à moi-même. Donc, après les fiançailles, c’était le mariage. Nous étions pris au piège.
Je broyais du noir depuis. Le seul petit bonheur qui illuminait mes journées était la pensée à ce petit être qui grandissait en moi. Je ne rêvais que d’une chose : le serrer dans mes bras. Greg n’était pas aussi emballé. Il n’était jamais là. Ce soir-là, il était rentré ivre, comme d’habitude. J’avais eu la mauvaise idée de lui faire des reproches.
- Tout ça c’est de ta faute ! Si nous sommes malheureux c’est à cause de toi et de ce... me lança-t-il en pointant mon ventre.
- Tu penses, que j’ai voulu ça, peut-être ?je n’ai pas rêvé de cette vie là à mon fils ? Moi non plus, je ne veux pas rester avec toi ! Ai-je hurlé à plein poumon.
Je me suis pris une gifle, puis une autre. Il m’a fait virevolter. J’ai trébuchée. Je me suis cogné le ventre avant d’atterrir sur le tapis, baignant dans mon propre sang. Inconsciente.
Sur ce souvenir pénible, je lance le cadre loin de moi avant d’éclater en sanglots. J’étais en colère, furieuse, dégoutée. Je n’ai plus de raison de vivre. Je n’ai plus rien, seulement un passé qui me hante continuellement. Plus que tout je voulais sortir d’ici. Je me rue vers la porte, je frappe encore et encore pour qu’on vienne m’ouvrir. Et puis soudain, contre toute attente, on m’ouvre la porte. Greg s’est dressé devant moi en me jetant un regard noir.
- Je ne t’ai pas dit que je recevais des invités ce soir ?
- Je...Je veux sortir
- Tu veux sortir ? Très bien
Il m’attrape par les cheveux. Il m’entraîne jusqu’au pas de la porte et m’éjecte violemment comme une mal propre.
J’étais de nouveau dans le noir. J’ai froid, je suis fatiguée, et j’ai mal partout. Pourtant je reste immobile à attendre. Qu’est-ce que j’attends au juste ? La porte s’ouvre, et je vois en ressortir, une jeune fille. Les cheveux en batail, sa robe enfilée de travers, et son rouge à lèvre qui déborde, elle passe devant moi, sans me prêter attention. Voilà « l’invitée de Greg ».
Dans ma chambre, éclairée faiblement par la chandelle, je suis restée sur ma table de chevet. Je faisais le point : un mari qui me considère comme un chien, une maison affreuse en banlieue et... des blessures qui n’arrivent pas à cicatriser. Triste vie. Au moins, je ne suis pas seule. Certes, je suis prisonnière, mais Greg l’est encore plus que moi. Au moins je ne suis pas la seule à vivre en mourant à petit feu. Je m’empare de la fiole qui était restée dans mon tiroir, attendant patiemment ce moment. Je trinque à mon bonheur amer, et j’avale le contenu. Puis, je m’allonge et je souris. Je fais le vide. Je n’entends plus que le tic tac de l’horloge. Je ne suis plus dans le noir, j’ai décidé de fermer les yeux, pour de bon.