Mes yeux dans ta nuit

Ecriturien, définition : Epicurien écrivant pour rien, généralement le cul dans les myrtilles...

Image de Portez haut les couleurs ! - 2020
Cette nuit était “d’Enfer” ! Si on peut appeler une nuit, ces quelques heures enroulé dans une couverture qui gratte, sur le bat-flanc d’un dortoir bondé, surchauffé, entre un ronfleur et deux “bruiteurs”, les odeurs de chaussettes mouillées de saucisson et de sueur...
Nous sommes arrivés au refuge du Goûter hier en fin de matinée avec l’intention d’enchaîner en direction du Dôme après un moment de récupération. Mais le lenticulaire installé au sommet nous en a dissuadé, comme il a rebuté bon nombre de prétendants au Mont Blanc ce samedi deux juillet. D’ailleurs, cela arrangeait aussi Dominique, très marqué par les efforts considérables qu’il avait du fournir pour grimper l’arête toute en pierres instables. Son handicap sollicite autant sa concentration que son corps et les effets de l’altitude accentuent encore la fatigue.
Nous nous retrouvons entassés comme des sardines, à patienter entre quelques moments de sieste, notre tour de rôle aux repas et le brouhaha du réf. où se mêlent l’anglais, le slovaque, un peu de français et beaucoup d’italien...
A deux heures du matin, le petit déjeuner frugal englouti au lance-pierre entre ceux qui, faute de réservation, ont dormi sur et sous les tables et les super pressés, bousculant tout le monde sur leur passage, nous sortons enfin à l’air libre. Il faut encore retrouver toutes ses affaires, Dom est un peu planté là au milieu, perdu, je dois récupérer son matos, son piolet, merde, il est où ? C’est un peu chacun pour soi, un vrai départ des vingt-quatre heures du Mans. Chausser les crampons sur la terrasse tient de l’exploit ! Sous prétexte que ça ne lui servirait pas, Dom n’a pas pris de frontale, il se fait un peu bousculé. J’ai un mal de chien à lui attacher les lanières et pas question de le faire n’importe comment, perdre ses crampons en montagne peut être dangereux, du coup ce sont les miens que je mets un peu à l’arrache...
C’est une vraie délivrance d’attaquer le petit mur de neige qui donne accès à l’arête surplombant le refuge, cette fois ça y est, on est parti...
Les premiers mouvements ne sont pas très sûrs, je dois être très vigilant parce que pour l’avoir parcouru plusieurs fois de jour, je sais que cette arête étroite est bordée d’une corniche surplombant un vide impressionnant. Le regel a été excellent, nos pointes mordent dans la neige durcie en crissant, il n’y a quasiment pas de vent et il ne fait pas trop froid. Tout en bas, les lumières de Chamonix ourlent le fond de vallée.
Telles des lucioles, les guirlandes de frontales des cordées qui nous précèdent répondent en échos aux myriades d’étoiles de cette nuit sans lune.
Dans la montée du Dôme, le rythme ralentit, je m’efforce de placer Dominique sur une trace saine et régulière, là où d’autres tirent droit dans la pente, nous zigzaguons doucement sans nous arrêter.
Quelques passages crevassés imposent un supplément de prudence. C’est toujours un peu inquiétant de savoir que sous les fragiles ponts de neige, des gouffres glacés ouvrent leur gueule bleutée. A corde tendue et en “ marchant sur des œufs ”, nous franchissons ces pièges en évitant les séracs qui annoncent l’altitude 4000 mètres. Nous serons bientôt au Dôme du Goûter qu’une lumière violine commence à éclairer. A l’est, une fine bande orangée surligne le relief acéré des Alpes Suisses. Il est presque quatre heures du matin quand nous arrivons au refuge Vallot à 4363 mètres d’altitude. Le vent s’est levé, il fait froid, Dominique, transi, me demande de continuer, nous nous reposons juste un peu et nous attaquons l’arête des Bosses. Deux heures d’effort soutenu dans des pentes souvent très raides où l’erreur n’est pas permise. Le vide est omniprésent, du grésil arraché par le vent nous cingle le visage, mais nous progressons à une allure régulière.
Tout à coup, il s’est allumé comme un gigantesque phare orangé, rassurant et chaleureux, dans l’aube naissante, le Mont Blanc nous a fait un cadeau de lumière...
Quatre heures après notre départ épique du refuge, nous étions au sommet !
Ce dimanche trois juillet Dominique réalisait un rêve d’enfance. Il laissa exploser sa joie, fier et heureux d’avoir réussi cette fantastique ascension, offrant au soleil levant les larmes coulant sans retenue de ses yeux éteints.

Dominique, non voyant à la suite d’une maladie a souhaité dédier cette ascension à la recherche médicale contre les maladies dégénératives de la rétine.
A la fin de cette aventure, quand je lui demandai s’il avait eu peur, il me répondit : « non, et de toute façon, je te faisais une confiance...aveugle... ».