Maigre

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je ne sais même plus quel jour on est. Le temps passe, il me file entre les doigts. Une peur insoutenable me hante, goût de javel qui glisse, cogne sous ma poitrine et me tord le ventre. L’absence de contrôle sur cette entité abstraite et intangible vrille mon cerveau. Je voudrais donner un peu d’éternel à l’éphémère et je n’y arrive pas. L’urgence avec laquelle j’écris des piles de mots en désordre ne me rend pas plus légère. Je redoute toujours autant les cicatrices du temps : les ondulations du visage, chemins irréguliers du coin des yeux au coin des lèvres, le front qui se craquelle et les cheveux plus fragiles. Les marbrures tantôt figue trop mûre, tantôt litchi dénudé, autour de mes seins, vaguelettes sur mes cuisses, au creux de mes hanches, éclaboussures sur mes fesses. La peau qui pend, le bassin qui s’élargit. Le corps gonflé comme un ballon de baudruche à une fête d’enfants. La chair abondante qui dégouline. La taille 34 égarée dans le passé.
    Allongée sur mon lit, à une heure avancée de la nuit, je commence à ne plus sentir mes membres et ma tête me fait mal. Je me sens faible, j’ai faim et envie de vomir à la fois. Je ne me rappelle plus à quand remonte mon dernier repas. Cela m’arrive souvent, d’oublier de manger. La nuit tous les chats sont gris et toutes les souffrances se ressemblent, on ne sait plus où elles s’arrêtent, où elles commencent. Mes jambes ne me portent plus. Inspirer me brûle, l’air ne rentre plus dans mes poumons, je tressaute. Recroquevillée sur moi-même, je voudrais comprimer la douleur. Je sais pertinemment que je devrais m’installer autrement, que ce n’est pas l’idéal mais ça m’arrangerait si je pouvais mourir tout de suite. Je vomis et l’acide se mêle au salé des larmes. Mélange toxique. Je me sens sale. Je titube jusqu’à la salle de bain, ouvre le robinet. Rivière artificielle, torrent d’émotions, cours d’eau murmures, fontaine inarrêtable. Je me jette sous l’eau glacée, y plonge la tête, les yeux grands ouverts. Ne pas respirer. Cramponnée au lavabo jusqu’à ce que le supplice physique soit la seule chose qui reste. Tenir jusqu’à ce que mes poumons éclatent. Suffoquer dans l’eau pour oublier que je suffoque sur terre.
    Oublier ce regard hostile rempli de dégoût. Ces mots-venins ; mort sûre de la joie. Oublier ce reflet fantôme, cette enveloppe fade et livide, couverture des os. Je commence à manquer d’air mais je tiens bon. Se blesser puis se consoler. Manquer de s’évanouir, réussir à survivre. L’eau face à l’absence d’écluse inonde violemment ma gorge et mes yeux brûlent. La mort ne m’attrape pas, mon corps n’abandonne pas, il persiste, il résiste. Je voudrais pourtant quitter l’existence comme un bisou de bonne nuit, en éteignant la lumière, sortir à reculons, sur la pointe des pieds. En silence, sans déranger. Mon sang cogne contre mes tempes, bat dans mes oreilles, la pédale d’accélérateur bien enfoncée comme si mon coeur allait perforer mon corps. Secouée par des spasmes, l’embryon de vie encore au creux de mes entrailles, m’arrache à mon calvaire. Je me redresse et ne parvient pas à respirer immédiatement. L’air qui entre dans mes poumons ne m’a jamais paru aussi salvateur qu’à cet instant. Un cri sombre, noir, qui n’a plus rien d’humain me défonce la bouche. J’enfouis ma tête dans la serviette la plus proche, hoquète et expulse les sanglots qui, par vagues, ruissellent sur mes joues comme une pluie rageuse.
  Je m’empresse de regagner ma chambre afin de ne croiser personne, surtout pas Maman, peut-être alertée par mon appel au secours, un cri perdu dans la nuit. Sans écho, une plainte-soupir qui rebondit dans l’oreille des sourds. Si on me voit dans cet état, on me posera des questions. Bricoler une explication me paraît difficile. On ne me croira pas et  j’en ai assez des mensonges. Ma vie en est un. Inventions, déguisements fort-minables, je me retrouve perdue dans le dédale des réalités arrangées.
J’aimerais un dîner en face à face avec la vérité, cesser de fuir son regard, ne plus la jeter comme une feuille sur laquelle on a trop écrit, comme une page arrachée à un carnet parce qu’elle est maculée de café. Invitation romantique, sans miettes de pleurs, où je finirais mon assiette. Un câlin charnel avec moi-même. Je voudrais un amour qui me dévore sans fin. Qui soulève mes paupières, mette un peu d’évidence dans mes yeux, fasse fondre mes remparts de glace et m’offre un spectacle dans le miroir. Rien de bien saisissant, juste un regard honnête. Un reflet vrai. Je voudrais simplement que la sirène qui chante à mes oreilles, ce monstre diurne et nocturne tapi dans ma tête, devienne une femme qui ne me fasse plus la guerre. Qu’elle  jette les armes et m’accepte.