Mademoiselle Turbot

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Quand je trempe la plume dans l'encre de mon imagination, les mots surgissent comme des chevaux fous trop longtemps enchaînés et entraînent avec eux des histoires qui moi-même m'étonnent ... [+]

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Nouvelles :
  • Policier & thriller
Mademoiselle Turbot est d'humeur guillerette ce matin.

Née Cléanthe du Pourpier, veuve Maurice Turbot, la petite vieille chemine, son panier à la main. Un tablier bleu vif tombant sur ses chevilles gonflées, les stries rougeaudes de la couperose sur les joues et le dos voûté comme une croupe d'éléphant, chaque matin elle fait son marché. Chaque matin elle achète des pleurotes, des chanterelles, des lactaires et des polypores, voire quelques lépiotes quand le cœur lui en dit.
Si elle adore les champignons ? L'expression est bien faible, c'est son mets préféré. En salade ou farcis, en tourte ou en ragoût, ou encore en potage ou légèrement grillés avec une noisette de beurre demi-sel et quelques airelles, elle en déguste chaque jour que Dieu a la mansuétude de la garder sur terre.
Tout le monde la connaît, la vieille, comment ne pourrait-on ? Assez grande et massive, bourrue et lunatique, elle amuse et intrigue sous son bibi carmin orné de fleurs fanées.

L'effervescence du marché quotidien ne la perturbe pas. Rien ne la fait jamais dévier de son itinéraire. Une caméra posée devant l'étal du boucher l'arrête. On l'interviewe.
— Bonjour madame, que pensez-vous des disparitions ?
D'un air détaché, elle répond mollement de sa voix éraillée :
— Oh moi, vous savez, à part la culture de champignons... 
Elle ne continue pas et reprend son chemin. Le reporter attrape au vol un autre passant pour une réponse plus longue.

C'est que depuis quelques semaines, la police est sur les dents. Patrick, le commis du boucher, a disparu. Léonie du Monoprix aussi. Et Julien, le palefrenier du manoir. Sans compter les quatre autres dont on ne sait s'ils sont partis en vacances ou ont été kidnappés.
Le commandant Duloup ne sait plus où chercher. Personne n'a rien vu, personne n'a rien entendu.

C'est justement lui qui frappe à la porte de Cléanthe Turbot pile à l'heure du goûter.
— Mes hommages Commandant. J'ai préparé du thé, je vous en sers une tasse ?
— Rassurez-moi, chère mademoiselle, vous n'avez pas mis de champignon dans la théière, j'espère ?
Le commandant rit. La petite vieille aussi, avec comme des éclats coquins dans le bleu délavé de ses prunelles. Elle avait décrété, lorsqu'elle perdit son homme, qu'elle redevenait jeune fille, qu'être appelée madame ne lui convenait plus, et cela l'amusait beaucoup.

Le breuvage tiède sucré au miel d'acacia, deux biscuits aux éclats de noisettes, Cléanthe Turbot sait recevoir et, ma foi elle aime ça.
— Il y a une drôle d'odeur chez vous, renifle le policier. C'est un relent ferreux, comme une odeur de sang. 
La vieille soupire.
— Patrick le boucher, vous savez, celui qui a disparu... Il a découpé un cochon dans la cave pour m'en faire du boudin, et en a mis partout. Son boudin est très bon, je vais vous en donner un morceau pour repartir chez vous. Mais ces taches... J'ai bien essayé de les nettoyer mais je n'ai plus la force...
— Je demanderai au sergent Bénédict de venir vous aider, cette odeur est gênante, cela ne peut rester comme ça.
— Merci beaucoup, commandant, mais ne le dérangez pas, mon petit-fils viendra dans quelques jours et s'en occupera pour moi.
— Comme vous voulez. Quoi qu'il en soit, je vous conseille de bien vous enfermer chez vous la nuit. Fermez les portes à clé et vérifiez les fenêtres. Et si vous voyez quelque chose de suspect, n'hésitez pas, appelez-nous. Nous ne voulons pas vous voir disparaître vous aussi.
La petite vieille promet, elle aime bien le commandant. Il lui rappelle Maurice et leurs jeunes années.

Le policier parti, Cléanthe Turbot décide de se coucher. Il est à peine dix-sept heures mais elle ferme les épaisses tentures de sa chambre, règle son gros réveil et rejoint son lit moelleux. Elle peut dormir sept heures, tout est absolument parfait.

La petite maison s'entoure de brume lorsque la nuit s'en vient. Éloignée du village, au creux de la forêt non loin d'un grand étang, sans voisin ni éclairage public, la petite vieille l'a choisie avec soin. Lorsque, vers les deux heures, une bougie s'allume, personne ne peut la voir sauf les oiseaux de nuit. La lueur qui vacille se dirige vers la cave, là où le sang du cochon brille encore sur le sol de pierres bleues. Derrière une lourde porte fermée par un cadenas, d'autres bougies crépitent dans une pièce sans fenêtre. Le tablier s'envole vers un porte-manteau accroché sur un mur, le dos se redresse et les mains se frottent. Il va falloir terminer ce qu'hier elle a commencé.
Cléanthe Turbot s'active en grommelant.
— Elle est bien résistante la petite Léonie. On n'aurait pas dit comme ça, elle si frêle, si mince.
La jeunette s'était pourtant très vite endormie entre deux bouchées de quiche aux éclats d'amanite. Le temps pour la vieille dame de laver son assiette, elle était déjà morte.
— Je pensais qu'elle coopérerait mieux, souffle Cléanthe Turbot, essuyant son front du dos de sa main droite. Ses os sont aussi durs que de l'acier trempé ! Ç'avait été bien plus facile avec Patrick et le grand Julien. Tous des voyous, aucun respect pour moi !
La grosse lime rouillée s'épuise sur une jointure. Les bras et le front rouges de sang, les doigts poisseux d'hémoglobine, mademoiselle Turbot pousse un très long soupir. Elle a enfin détaché la deuxième hanche, tous les morceaux sont prêts, elle peut les numéroter et puis les emballer.

Les eaux boueuses de l'étang vibrent au rythme des lancers. D'abord la tête, puis les épaules, ensuite les bras, les mains, les doigts. La vieille ne transige pas sur l'ordre anatomique. Des bulles grouillent et des nageoires frétillent. Si la lune était pleine, on verrait l'eau changée en sang. Cléanthe Turbot sourit, la vase dense et poisseuse empêchera quiconque de fouiller les bas-fonds, et quand bien même quelqu'un s'y aventurerait, il n'y trouverait plus que quelques os rongés.

Son ouvrage terminé, elle ne s'attarde pas. De son pas trottinant elle repart vers son antre, aussi à l'aise qu'un chat rôdant dans la nuit noire.
— J'irai chez le docteur Sureau, j'ai un peu mal au dos, tous ces efforts m'épuisent.

Le lendemain matin, un peu avant midi, la vieille est sagement assise dans la salle d'attente au parfum de désinfectant. Son petit sac noir sur les genoux, elle attend patiemment, sans bouger, les yeux perdus dans une rêverie dont elle seule a la clé.
— Bonjour mademoiselle Turbot. Comment allez-vous ? Seriez-vous malade ? 
Madame Pellerin s'installe, robe à cœur croisé lilas sous une veste de coton brodée. Son téléphone sonne. La vieille garde sa réponse en suspens.
Quelques chuchotements parviennent à ses oreilles, assourdis par une main recouvrant l'appareil.
— Oui je suis chez le médecin... Non, il y a une personne avant moi... Mademoiselle Turbot... Tu sais bien, elle est un peu sourde. J'espère qu'elle n'en a pas pour longtemps. De toute façon à son âge elle devrait être en maison de repos... Oui... Je te préviendrai... 
Cléanthe Turbot se dresse sur son siège, les pupilles rétrécies comme les yeux d'un félin devant une antilope. D'une voix calme et sereine, elle répond avec un sourire charmant :
— Bonjour madame Pellerin, cela fait bien longtemps que vous me promettez une petite visite. Que diriez-vous de venir chez moi boire une tasse de soupe aux champignons ?

Mademoiselle Turbot est d'humeur guillerette ce matin...

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