Berlin, 26 décembre 1964
Avant ce jour, je n’avais jamais connu la peur. La vraie.
En ce matin glacé de décembre, alors que nous remontions la Filderstrasse, elle imprégnait chaque... [+]

Le Parisien du 6 septembre
Le piano orphelin
La pianiste Camille Marveil a trouvé la mort hier, jeudi 5 septembre, à 34 ans, dans un crash aérien. Pour des raisons encore inconnues, l’avion s’est écrasé alors qu’il s’apprêtait à atterrir à Buenos Aires, où l’artiste devait donner une série de concerts. Les 250 passagers ont tous péri dans l’accident.
Si l’on devait garder une image de cette virtuose, ce serait celle d’une jeune femme à la blondeur pâle et à l’allure fragile, mais dont la force d’interprétation lui avait valu une renommée précoce et un succès qui ne s’est jamais démenti.
Déjà célèbre à 18 ans, elle avait su réconcilier puristes et grand public par son talent et sa détermination. Sa personnalité hors du commun en faisait une invitée de choix sur les plateaux de télévision, lui assurant une renommée médiatique assez rare chez les musiciens classiques, et qui a pu lui attirer certaines critiques. Mariée deux fois, sans enfants, Camille Marveil a toujours été une femme libre. Les seules chaînes qu’elle ait jamais acceptées étaient celles de la musique.
Camille, ma douce, te voilà partie... J’ai appris ta mort dans le journal. Il faisait gris et froid, un temps de chagrin, un temps de naufrage. Je l’ai apprise comme tous ces gens qui ne t’avaient jamais approchée, jamais touchée, qui ne te connaissaient pas ou juste de nom. Même pour ça, je n’ai eu aucun traitement de faveur. Anonyme parmi les anonymes, médiocre parmi les médiocres. Celui que l’on dissimule, comme une vieille cicatrice que l’on aime bien caresser en cachette, mais que l’on ne montre à personne.
Imagine, je venais de m’installer à la brasserie du coin pour lire ce quotidien dont tu te moquais. Tu sais comme je suis un homme d’habitudes, tu me l’as assez reproché. Je n’avais même pas regardé les gros titres en l’achetant au kiosque. Et là, d’un coup, la claque.
C’était à la une. Sur le moment, je me suis dit : ils se trompent, elle n’a pas pu mourir comme ça, pas elle !
Mais il y avait ta photo. Celle que tu détestais, avec la robe rouge. Tu trouvais qu’elle te vieillissait. C’est ça, l’ennui, avec la mort, tu n’as plus voix au chapitre. N’importe quel crétin va choisir n’importe quel cliché. Enfin, pas tout à fait, puisqu’il se dit que c’est celui-là qui te ressemble le plus. Et toi, tu n’es plus là pour lui dire qu’il se trompe, que l’autre est bien meilleur ! Pareil pour l’article. Je suis sûr que tu aurais détesté. Surtout la chute. Moi, j’ai bien aimé, justement pour ça. Même si, sur le moment, j’ai pris la nouvelle en pleine gueule.
Ah, celle-là, tu ne l’avais pas vue venir ! Pour une obsédée du contrôle, ça fait mal, hein ? Mais tu ne pouvais plus avoir mal puisque tu étais déjà morte. Ou alors pas encore... Oui, pendant les minutes qui ont précédé, tu as dû être terrorisée, tu as su que c’était fini. Les concerts. Les bravos. L’adoration. Les articles dithyrambiques, les fleurs, les amants, les femmes jalouses... Terminé. Et moi ? Tu as pensé à moi ? Non, sûrement pas. Tu as dû crier, comme les autres. Pleurer, prier même, toi qui n’as jamais cru qu’en toi-même. Et, pour une fois, tu n’as pas eu le dernier mot.
Au moins maintenant, tu ne me feras plus souffrir. Même si souffrir par toi m’a fait exister si fort. La messe est dite.
Tiens, justement, j’ai voulu être là hier, pour l’enterrement. Tu vois, toujours aussi faible. J’ai regardé cette boîte sombre, mais je savais qu’elle était vide. Ce corps dont tu étais si fière, pulvérisé dans l’impact. Ce corps dont tu as tant usé pour me soumettre, me faire ramper. Et moi, pauvre imbécile, qui revenais toujours... Il suffisait que tu m’appelles et j’accourais, ventre à terre, pour panser tes blessures d’orgueil, te consoler de tes chagrins d’amour, de tes ruptures avec d’autres que moi. Tu me disais alors que j’étais différent, que j’étais le seul, finalement... Pour entendre ces mots-là, j’aurais tué, j’aurais trahi, je me serais damné. Et je me suis damné pour toi, j’ai renoncé à tout pour avoir ces petits morceaux de toi, ton aumône.
Oui, j’ai voulu être là hier, tu vois, toujours aussi fidèle. Mais cette fois, j’avais un avantage de taille : j’étais vivant ! Bien vivant. Et toi tu étais morte, Camille ma cruelle.
Ton piano se taira désormais, il ne me renverra plus à ma condition de « petit pianiste de bar ». Je n’aurai plus à supporter ta suffisance, ton mépris, déguisés en désir...
Après la cérémonie à la chapelle, j’ai suivi le cortège, fondu dans cette foule d’imbéciles qui se sont bien fait avoir eux aussi, ensorcelés par ton « talent », ton visage d’ange, ta voix si douce qui savait dire des mots si durs.
En homme que l’on ne remarque jamais, je n’ai pas eu de mal à me faufiler parmi ces proches que j’ai tant haïs et j’ai jeté une rose dans le trou, comme eux pour une fois. Je l’ai jetée très fort, comme si je me délestais de cette partie de moi que tu as façonnée et qui me fait si honte. Mais ça ne m’a pas fait de bien. Au contraire, je me suis senti nu, vide et misérable. Abandonné. Alors je me suis retiré, dans l’allée, et j’ai attendu, longtemps, dans le froid, qu’ils versent la terre sur le cercueil sans corps.
Pour être sûr que c’était vrai.
Et alors, Camille, mon tendre amour, j’ai pleuré...

Pourquoi on a aimé ?
Une histoire touchante, où rancœur et amour se mêlent pour former un tableau complet et décrire la complexité du deuil. Le sujet est amené
Pourquoi on a aimé ?
Une histoire touchante, où rancœur et amour se mêlent pour former un tableau complet et décrire la complexité du deuil. Le sujet est amené