L'origine du moi

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Un être à part, une anomalie, chose à l'origine douteuse, pas sorti d'elle, sorti de nulle part, de part et d'autre des opinions une atrocité, une vilenie, une différence. Je cultive ça. J'aime être différent des autres et pourtant, j'ai toujours songé que si les gens me ressemblaient un peu plus, rien qu'un tout petit peu plus, le monde s'en porterait mieux. Je ne veux pas être différent ; je veux que les autres soient comme moi. Et finalement ça ne change pas grand-chose à cette sempiternelle querelle de l'homme et le monde ; on souhaite toujours que les idées se racolent, s'alignent et se joignent, alors qu'on fait tout pour que ça ne marche pas. Et dans ce charivari à la con, qu'importe qui doit bifurquer, la distribution des rôles n'importe pas. On veut juste être le décideur, l'actif, celui qui marque au fer, ou à la limite le fer lui-même.
C'est ce que je pensais. Et si bien souvent notre avis change au fur et à mesure du temps, sous l'influence d'un tas de bricoles qui s'amoncellent, de petits détails qui sans que vous vous en rendiez compte finissent par vous entourer totalement, au point de crouler, se noyer, l'asphyxie, le baptême ! eh bien mon avis à moi a changé brusquement, sous l'effet d'une claque, une gigantesque claque à l'allure cosmique, à l'élan divin, à l'impact vertigineux. Je baragouine, c'est normal. Pour comprendre ce que je raconte il faut revenir quelques semaines en arrière.

Je me suis réveillé comme ça, sans même me souvenir d'avoir dormi et dans le fond de mes poches il n'y avait rien. J'étais dans le jardin d'une petite propriété à l'allure de lèvres refaites ; style lotissement moderne d'un village un peu vieux qui veut se refaire la face mais qui se la dénature. Je me sentais comme après une bonne cuite mais sans excès ; un peu vaseux mais en forme, le crâne qui grésille et du mal à mettre mes idées dans le bon ordre. Dans ce jardin pourquoi je me réveillais ? Fallait remonter la piste alors j'ai enjambé la barrière. Je suis arrivé dans un autre jardin ; il y avait un trampoline, le même que j'ai toujours voulu ; j'avais emmerdé ma mère toute mon enfance pour en avoir un comme ça. Je ne l'avais pas eu et ça n'a jamais été grave. Et puis il y avait une piscine. Jolie Piscine. Si j'avais une baraque, c'est une comme ça que je me ferais faire, je me suis dit.
Enfin, en débaroulant sur la route du lotissement, je me suis rendu compte de l'arnaque. C'est d'abord une voiture qui est passée. J'ai cru dérailler, je me suis dit : mec, tu t'es mis une biture de l'enfer hier soir, ça explique d'émerger dans un jardin et puis ça explique aussi la gueule du type qui conduisait... Et puis en arrivant en bas de la côte, j'ai capté où j'étais. C'était le village de mon enfance. À une différence près que tous les gars que je croisais avait exactement la même gueule que moi. Comme le type qui conduisait la bagnole juste avant ! Tous ! Tous ! Ils avaient tous ma gueule, tous ma dégaine ! Y a que les fringues qui changeaient un peu. Je me suis mis à courir pour voir si le délire s'étendait, et il s'étendait à perte de vue ! Le boulanger : moi ! Le pharmacien : moi ! Le clodo qui tend la pogne à côté du distrib', je vous le donne en mille : encore moi ! Et moi et moi et moi, et pas un seul million de chinois ! Dans le genre baffe cosmique on peut difficilement soutenir que j'ai lésiné le propos.
Quand on se noie on a réflexe d'agiter les bras, parfois qu'on nous lancerait une bouée. Moi ma bouée je la connaissais bien, ça faisait un bail qu'elle me maintenait à flot quand bien même c'est elle qui me coulait un peu plus chaque jour. Je suis entré dans le bistrot du bout de la rue, celui qui fait l'angle juste après le coiffeur. Forcément, le barman c'était moi. Et les deux clients à la table dans le fond, c'étaient moi aussi. Ça ne semblait gêner personne. C'était bien, ça, comme monde : tous la même gueule et pas d'emmerdes. Picolons, conduisons nos voitures et installons des trampolines dans nos jardins. Bordel, non ! Je me suis posté au bar, j'ai commandé une grande bière et un shoot de rhum. Le moi-barman a rempli les verres et me les a posés sur le zinc. J'ai fait un sort au tout et on a remis ça, le moi-barman et moi, comme une valse en bonne et due forme, joli trois temps : commande, service, cul-sec.
Finalement, assez saoul rasséréné, je lui ai demandé :
-Mec, merde ! Explique-moi pourquoi on a tous la même gueule ici !
-Eh tiens, encore un nouveau, qu'il a fait en se marrant et les deux gars du fond se sont mis à se bidonner tout en même temps.
-Que quoi ?! J'ai rétorqué, plein d'arguments.
Moi m'explique alors que c'est tout à fait courant. Fréquent, même !
-Quand il y a un excédent à la naissance, ils les fringuent, genre civiles, et les foutent à la déchet' au lieu du centre d'insertion. Souvent, les corps se réveillent et ils se perdent dans les jardins...
Je comprenais pas grand-chose mais son histoire venait de titiller une lumière un peu lente à s'allumer dans les venelles de mon cerveau.
-Ah, oui oui, que je lui ai dit, mais hum... pardon mais hum... comment on fait pour la reproduction, du coup ?
Bah oui, c'est vrai ça. Je n'avais pas vu une femme depuis que je m'étais réveillé. Comment je pouvais me reproduire avec moi-même ? Ça posait trois-quatre problèmes de physique.
-Tu veux dire, la « production » ?
-Bah nan, la reproduction ! 'fin...
-Bon écoute ça va, là, j'ai pas à t'expliquer ça, t'es grand. Tu finis ton verre et tu te casses, maintenant... ça va bien, là !

J'ai déambulé dans les rues et toutes étaient vêtues de moi qui s'affairaient à des tas de choses ; à peu près à tout ce à quoi le monde que je connaissais s'affairer lui-même. Ça semblait tourner rond. Dans mon crâne ça tournait en bourrique. Et puis, assis sur le banc près du lavoir, c'est comme un éclair qui a frappé le coin de ma caboche. Le village de mon enfance. Si l'origine de tout ce tintouin devait avoir un endroit sur cette terre, c'était bien dans la maison de mon enfance.
J'ai remonté le village jusque dans la partie haute, bien loin du lotissement.
La baraque était là où elle a toujours été. Sauf que deux moi costauds gardaient l'entrée. J'ai attendu un petit moment, fomentant un plan pour m'introduire, quand la porte d'entrée s'est ouverte. Les deux costauds se sont écartés, et c'est deux autres moi en blouses blanches qui ont franchi le seuil, un brancard entre eux qu'ils soulevaient et dessus c'était ma nudité pleine de fluides, ça coulait sur les petits cailloux blancs du chemin de l'entrée. Ils ont chargé mon corps nu dans une camionnette garée là où mon père se garait toujours. La bagnole est partie et les gars ont disparu avec.
Je passe aux yeux qui me lisent comment j'ai réussi à m'introduire dans ma maison d'enfance. Mais voilà ce que j'y ai vu :
Ses pieds étaient aussi grands que moi. Allongée sur le dos, sa tête cognait contre le plafond et son corps monstrueux remplissait l'entièreté de la baraque dont tous les murs intérieurs avaient étés abattus. Les jambes écartées, on ne voyait que son énorme vagin. Le vagin de mon énorme et monstrueuse mère ; un vagin palpitant aux lèvres grasses et suintantes, dont les secousses remuaient jusqu'aux fondations de ma maison d'enfant. Extraterrestre dégueulasse qui dans un énième soubresaut hurlant cracha un énième moi plein de glaires et de sang.

Moi je suis différent. Même des autres moi. Différent. Alors j'ai écrit toute cette histoire. Je l'ai écrite de ce sang de mes veines, celui qui fait que je suis qui je suis.

En allant déposer mon manuscrit, je savais que l'éditeur allait être moi. J'avais fini par me faire à ce nouveau monde. Ce que je n'avais pas prévu, en revanche, c'est qu'en arrivant manuscrit en main, l'éditeur allait, dédaigneux, me montrer la pile de manuscrits à ses côtés. Deux mètres de haut de manuscrits. Tous portaient le nom de mon livre. Tous portaient mon nom.