L'itinéraire d'une femme de l'ombre

" Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux." Je suis perdue ! Je n'arrive pas à croire que ton père... Oh ! pardon ton géniteur, serait capable de m'abandonner et de me laisser toute seule à t'élever.
Ma fille, maintenant, tu es une dame. Dans une semaine, tu feras ta prestation de serment au barreau de Port-au-Prince comme avocate. Pour une énième fois, je vais te raconter mon histoire qui est aussi la tienne.
Je me souviens de l'époque où ton père et moi sommes rencontrés. On était jeunes, insouciants, rêveurs . J'avais 14 ans, et lui 3 années de plus que moi. Il était le garçon le plus mignon de l’école : ses yeux brillaient comme des sapins de Noël, son sourire avait quelque chose de magique, ses lèvres avaient l'allure d'une fraise qui me donnaient envie de les déguster dès le premier jour que je l'ai vu. Il venait souvent me chercher après classe, pour m'emmener promener au bord de la mer. C'était mon endroit favori. Ce que j'aimais le plus, c'est quand il mit l'un de ses bras autour de mon cou, et l'autre jouait avec mon menton, mon nez. Il m'embrassait de temps en temps, tout en me disant des mots qui se confondaient avec le son des vagues de la mer.
Moi, Béatrice, battante que je suis, j'étais hors de moi. Je n'arrivais pas à faire la différence entre l'horizon et les prunelles de mes yeux. Tous se confondaient dans mon âme et dans mon cœur. Le son des vagues, l'horizon, son regard, la douceur de ses lèvres, ses caresses, ses mots, les cocotiers, le sable blanc de la plage ne faisaient qu'un dans ma tête. C'était fou! Je ne savais pas si c'était de l'amour ou si c'était du bonheur. La seule chose que je savais, c'est que je ne voulais pas sortir dans cet état d'âme.
Après plus de dix-huit mois de plénitude de bonheur, de l'ivresse et de jouissance à l'insu de tout le monde ; le calendrier de mon cycle menstruel s'est déréglé... J'étais enceinte !
Cette situation m'a effrayée, m'a bouleversée, m'a dévastée. Car j'avais peur, peur de l'inconnu, de l’incertitude, pour mon avenir.
D'un seul coup, j'ai une étrange sensation que tous mes rêves se mettent à noircir sur mes yeux.
Moi, la studieuse, qui rêvait de devenir avocate, activiste des droits de la femme, femme autonome, modèle de l'émancipation féminine se trouve en situation de grossesse prématurée.
Après plusieurs jours et de nuits dans le doute et dans la tourmente, j'ai pris la décision d'annoncer la nouvelle à ton papa.
À peine le mot "enceinte" sortait de ma bouche, ton père se mit à pleurer de toute sa force. Il hurlait comme un ours. Il me disait qu'il ne voulait pas d'enfant, puisqu'il ne voulait pas en avoir : à cause de ses études, de sa jeunesse et qu'il n'avait pas les moyens pour s'en occuper. Alors, il me proposa de me faire avorter . Je répliquai : "Pas question de me faire avorter, cet embryon que j'ai en moi, c'est une vie . La vie, c'est le premier des droits de l'humain, elle est sacrée. "
Face à l'irresponsabilité de ton papa. J'ai décidé de te garder, toi, ma fille que j'aime d'un amour inconditionnel. J'ai choisi de renoncer aux beaux yeux de ton père et à la vie que j'ai toujours rêvée, car je savais en te gardant, je faisais le meilleur des choix.
Pas besoin de te dire à quel point je me sentais déçu de son comportement . Je me sentais humiliée, rabaissée par sa lâcheté. En rentrant chez moi, j'ai décidé d'affronter le regard de ma mère et de lui dire toute la vérité. De toute façon, elle était la seule personne sur qui je pouvais compter. Arrivant à la maison, avec beaucoup de gêne, je lui ai annoncé le malheur, elle me regarda, et dit : " Béa, tu m'as tué! " Malheureusement pour moi, c’était le seul et le dernier mot que j'entendrai de sa bouche. Elle tomba sans bouger. C’était impossible pour elle de supporter un choc pareil. Elle a succombé suite à un arrêt cardiaque. À partir de ce moment, je me trouve seule, avec toi, ma fille, puisque mon père, qui était un policier, avait été déjà succombé sous des balles assassines quand j'avais six ans.
Voilà moi, Béatrice, adolescente que j'étais. Je me trouvais toute seule, avec des problèmes d'adultes.
Après sept pénibles mois, j'ai accouché une jolie petite-fille, toi, ma fille, et je te nomme Mathilda en honneur de ta grand-mère. Pour t'élever et prendre soin de toi. J'ai monté un petit commerce de vêtements usagés au bas de la ville de Port-au-Prince, non loin du marché en fer.
Je t'ai élevé et veillé sur toi, sur tes études avec rigueur, avec une main de fer. Moi, de mon côté, grâce à mon dynamisme et ma débrouillardise ; j'arrive à faire prospérer mon commerce. À tel point qu’aujourd’hui je suis devenue, l'une des grandes commerçantes au bas de la ville.
Ma fille que les années passent vite ! Tu es devenue une belle jeune femme, intelligente, dévouée. Quand tu étais en classe primaire et secondaire tu faisais toujours partie des trois premières de ta classe. Tu rêvais de devenir avocate comme moi quand j’étais enfant . Certaines personnes pensent que c'est parce que je parle de Droit, des droits de l'humain, de l'égalité de genre, à longueur de journée devant toi. Et grâce ça, tu as fini par aimer le métier. En vérité, ce qui est sûr, c'est que je suis pour quelque chose dans la construction de ta personnalité. On dit même que tu es mon clone, du moins, au niveau comportemental, tellement nos caractères se coïncident.
À 18 ans, tu as eu ton bac, alors tu décidas d'aller au concours de la Faculté de Droit pour intégrer cette prestigieuse école. Et, tu as réussi le concours avec brio. Durant tes études, tu te distinguas des autres étudiants de ta promotion, tant par tes résultats, que par tes différentes initiatives que tu as entreprises . À côté de ta réussite dans les études, tu t'engageas dans des activités parascolaires, tu as été élue présidente de ta promotion. Tu t'engageas dans des mouvements de luttes pour la protection et les reconnaissances des droits de l'humain, en particulier, les droits de la femme. Et dans d'autres organisations de la société civile.
Je suis fière de toi ma fille, tu as fait de beau et de long parcours !
_ Maman, je suis désolée pour tout ce que tu as enduré pour moi... 
Dis-moi maman, dis-moi ce que tu désires dans la vie, je le ferais pour toi.
Tu as trop sacrifié pour moi, maintenant, c'est à mon tour de faire des sacrifices pour toi.
_ Non ma fille, tu as tout donné pour moi, durant toute ta jeune vie, tu n'as fait que te sacrifier pour mon bonheur.
_ Comment ça maman ?
_Ma fille, ouvre ce tiroir à cote de toi, tu verras un carnet intime, ouvre-le, tu verras ce que j'avais écrit quand j'avais 15 ans.
_ Oh, maman ! Tu rêvais de devenir avocate, militante féministe, femme d’influence.
_Oui, ma fille je rêvais de tout cela, et j'ai réussi avec brio, puisque j'arrive à réaliser mes rêves à travers toi. Je n'ai jamais abandonné mes rêves.
_Pardonne-moi ma fille de t'avoir utilisé durant toute ta vie, je suis désolée !
_Au contraire, je suis fière de toi, tu es une lionne. Tu n'as rien lâché durant toutes ses années maman. Tu es un modèle pour moi!
J'ai beaucoup de chance d'avoir une mère comme toi. Tu es le genre de femme que la société ne voit pas, mais qui mène un combat quotidien pour une société plus équitable.
Viens dans mes bras maman, embrasse-moi!