L'infox, cet oxygène qui nous étouffe

Auteur de recueils de nouvelles, de calembours, tâcheron "poétisier" à mes heures, il me reste quelques textes qui ont survécu au hacking subi par Short. Parolier à l'occasion, les liens de ... [+]

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France printemps 2020

Une chape de plomb comme un couvercle noir posé sur "la grande marmite où bouillait l'imperceptible et vaste humanité", telles étaient les idées confuses et brouillées, résiduellement poétiques, qui tournaient en rond dans le cerveau confiné de Mélanie.

Heureusement que cette assignation à résidence était ponctuée d'un jogging d'une heure par jour - dix fois le tour de son quartier - qui lui permettait de ne pas laisser la liberté s'éloigner, au risque de se retrouver seule à Cayenne, surveillante d'un bagne vidé depuis longtemps de ses forçats.

Ainsi en avait décidé un gamin d'à peine quarante-deux ans, un gamin pour lequel elle avait mis un bulletin dans l'urne en 2017, un gamin qui l'avait beaucoup déçue.

Elle qui était son aînée de plus de dix ans, qui était ingénieure en informatique industrielle, divorcée sans enfant... elle qui, bien que diabétique insulino-dépendante, était une sportive émérite - n'était-elle pas la capitaine de l'équipe féminine sénior de tennis du CSL de Saint-Clusian ?! - Elle, Mélanie, rongeait son frein en attendant que le gamin consente à lui ouvrir grandes les portes de la cellule où il l'avait engeôlée.

Tout cet abracadabrantesque micmac national pour cette minuscule chose qui, au mieux, rendait visite à des hôtes qui l'hébergeaient sans se rendre compte de sa présence, au pire, vous rougissait le nez comme tant de rhumes qui avaient rougi le nez de tant d'humains depuis le divorce à l'amiable entre Neandertal et son cousin Sapiens.

Fallait-il pour cette ridicule menace "branlebaler" tout un pays, cloîtrer des millions de Mélanie, les condamner à cocher les jours du calendrier comme on le fait à Fresnes ou à la Santé ?
Sottises que de transformer ce pays en un vaste centre pénitentiaire pour un pou de quatre sous !

D'ailleurs, n'est-ce pas ce que répétait à longueur d'émissions de télé et de vidéos Youtube cet éminent homme de science aux allures de rockeur dont l'auriculaire droit arborait avec audace et orgueil une bague en forme de tête de mort, un "Memento mori" comme il l'appelait - "souviens-toi que tu vas mourir" - ? Une évidence que semblaient avoir oubliée ceux pour qui l'État est une assurance-vie, le risque zéro, l'éternité acquise grâce à un pacte où un vote fait office d'âme et où Faust veille sur un parchemin pompeusement baptisé Constitution.

En outre, le "Druide" en question avait une potion dont, naturellement, les indécrottables sceptiques, réfutaient la magie, magie que lui reconnaissaient pourtant les médias et de nombreux, très nombreux apprentis druides. Mais le gamin, pour une fois, avait vu juste en traitant certains d'entre nous de "Gaulois réfractaires".

La journée serait, comme celles qui l'avaient précédée, une journée en tête à tête avec ses ressassements acrimonieux, ses repas bio et un peu de travail en distanciel.
Peut-être un coup de fil à la famille ou à une amie ?
Assurément un ou deux films.
Aujourd'hui elle se sentait l'humeur "Woody Allen".
- Match point – serait au programme.
Pour le second, elle hésitait encore entre – Crimes et délits – et – Blue Jasmine -.

Et puis viendrait la nuit, son sommeil séquencé et ses rêves d'évasion.
Elle possédait désormais une collection de rêves-cauchemars sur ce thème, à faire pâlir les scénaristes en mal d'inspiration.
Scénariste... l'idée lui revint que le gamin, non content de les "embocaler", avait en plus brimé tout ce qui était culture, et qu'est une vie sans culture ?
Non, décidément, il ne s'en tirerait pas avec la gratitude de ses concitoyens et une mention "fera mieux la prochaine fois" !

Mélanie vécut sous cloche 55 jours... Pékin... un siège ! Elle en sortit assourdie par le bruit du silence qu'émet toute vie reléguée, toute ville morte.

Pour elle et pour presque tout le pays, cette fin de réclusion rima avec libération.
On reprit la vie d'avant.

Le professeur marseillais et ses disciples avaient vu juste : c'était une maladie saisonnière.
L'été serait l'été, serait vacances.
Tout ça n'aurait été qu'une fausse alarme, amplifiée par des Cassandre qui ne faisaient que souffler sur les brandons des névroses de leur ancêtre.

Mélanie retrouva son poste de responsabilité dans sa start-up.
Son équipe de tennis participa avec bonheur à quelques tournois.
En Russie, le petit tsar annonçait la mise au point d'un vaccin.
D'autres labos se tiraient la bourre pour être dans le peloton de tête de ceux dont le liquide injectable allait injecter, via Wall-Street, des milliards de dividendes sur des comptes débordant déjà d'une infinité de zéros après le premier chiffre.

Ainsi l'invisible créature continuait-elle à passionner un monde et des cerveaux qui auraient pu s'employer à des tâches, à des recherches plus utiles.

Comme le faisaient remarquer des experts, comme le répétaient des internautes : "quid des cancers, des infarctus, des AVC, du Sida, des accidents de la route qui rendaient, par comparaison, ridicules et indécents le nombre "insignifiant" de victimes causées par cette "grippette" ?

Et puis la vie est un risque, entonnaient en écho des philosophes ayant pignon sur rue !

France automne-hiver 2020-2021

Une nouvelle vague sonnait le retour de l'intrus dès octobre.
Le gamin fit tourner à nouveau son tournevis sur l'écrou de nos libertés.
En Angleterre, on vaccinait.
Pour Mélanie, il n'était pas question de servir de cobaye à ce pseudo vaccin encore au stade expérimental !
Elle commença assidument à fréquenter certains sites qui la confortèrent dans sa perception.
Le "Druide" ne croyait pas à l'efficacité des vaccins.
De nombreux médecins s'en méfiaient.
La rue bruissait de silhouettes, jaunies pour la plupart, qui refusaient le diktat du gamin.

En décembre, la France se mit à vacciner ; Mélanie à s'opposer farouchement.
Son âge et son diabète la rendirent éligible à ce qu'elle refusa.

En février, elle contracta ce qui ressemblait à une angine.
Elle s'arrêta de travailler quelques jours.
Tout semblait rentrer dans l'ordre lorsque ses bronches commencèrent à prendre feu.

Alpha, Bêta, Delta, Réa, Coma...

Mélanie resta plongée cinq jours devant l'entrée d'un tunnel au bout duquel semblait l'attendre une lueur.

Une pesante asthénie marqua son retour à un état de conscience confus.

La bestiole avait failli l'emporter de l'autre côté.

Débuta une longue convalescence durant laquelle elle relut – La Peste – de Camus, dont elle souligna ce passage : "Beaucoup cependant espéraient que l'épidémie allait s'arrêter et qu'ils seraient épargnés avec leur famille. En conséquence, ils ne se sentaient encore obligés à rien."

Ce ne fut pas pour Mélanie un aggiornamento, plutôt un retour à l'évidence, la fin de beaucoup d'artifices et de fausses certitudes.

Elle allait se rétablir, redevenir l'informaticienne inspirée qu'elle avait toujours été, mener son équipe de tennis vers de nouvelles victoires, mais sans l'évidence du tout-tout-de-suite, du tout-m'est-dû.

Elle allait réapprendre le métier d'homme, chercher à aller où l'humanité nous porte, faire sien le concept de Charles de Foucaud : être une "sœur universelle".

"Connais ton ennemi et connais-toi toi-même eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux", avait dit Sun Tzu dans – L'art de la guerre -.

Ce virus était un ennemi, un tueur qu'elle avait mésestimé.
Le temps n'était pas encore à l'offensive, mais à une défensive efficiente, résolue, déterminée, tenace.

En quittant l'hôpital, un interne lui confia :
- savez-vous ce qu'est un complotiste ?
- ???
- C'est quelqu'un qui croit que le 11 septembre est un premier avril.

Elle se fit vacciner et rejoignit l'armée des anonymes, des vrais résistants, ces inlassables bénévoles du porte-à-porte qui échangent, aident à réfléchir, informent, témoignent.

Désormais, à la Croix Rouge, Mélanie œuvre pour ce bien commun qu'est la vie, persuadée que son pays doit faire équipe pour gagner.

Alors elle se répète les mots de Sôseki :

Sans savoir pourquoi
j'aime ce monde
où nous venons pour mourir.

Texte dédié à ma mère disparue le 26 mars 2020.