Ligne droite

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux.
Ife aussi aurait aimé connaître sa vocation dans ce monde.
Savoir ce pour quoi elle est douée, vivre sa passion, trouver l’amour, le vrai et être amoureuse.
Hélas, ce n’est pas le cas. Elle a beau tourner et retourner le sujet dans tous les sens, la réalité reste la même : ce n’est pas le cas !

Comment aurait-elle pu deviner l’issu que prendraient les évènements cette nuit-là, dans sa chambre... Il avait tellement l’air épris d’elle ! Pire, Il était prêt à le crier au monde entier. Et c’est bien ce qu’il fit les six années qui ont suivi, le crier partout. Alors elle s’est dit : « Pourquoi pas ? Ça pourrait être lui le bon».
Déni ou foutaise ? Difficile de répondre face au nombre de cadeaux qu’elle recevait, et face à l’indifférence qu’il lui témoigne aujourd’hui. Peut-on faire semblant pendant six ans ? Oui et elle est bien placée pour le savoir... L’on dit que l’on reconnait la place que l’on a occupée dans le cœur des gens à la façon dont ils vous traitent quand ils n’ont plus besoin de vous.
Ife ne lui en veut pas. C’est la vie ! Mais se rendre compte six ans plus tard que l’on vivait dans un mensonge, c’est douloureux certes, mais c’est surtout triste. Face à cet immense trou noir qu’est devenue son existence, une vérité n’a jamais été aussi vraie : la vie, n’est pas une ligne droite !
Quand on rencontre l’amour, on le sait, on le sent. Mais nos sens nous abusent tellement qu’Ife a préféré cette fois faire confiance à ses sentiments à lui et au pouvoir de la pensée positive.
Oh oui, quand on rencontre l’amour on le sent ! A ces brulures internes inexplicables, à ces frissons lorsque la personne qui fait battre votre cœur vous effleure, à ces papillons dans le ventre, oui, c’est très cliché tout ça ! Mais c’est bien ce que l’on ressent quand on rencontre l’amour.
Ces papillons, Ife les a déjà ressentis parfois. Mais ils sont partis plus vite que prévu, causant plus de dégâts que d’agrément. On lui pardonne donc de ne pas les avoir attendus cette fois, avec Marc.

Marc... Il avait tout de l’homme idéal. Beau, grand, responsable et déterminé ; il avait su réduire au silence tous les doutes qu’il inspirait à Ife. Le pire c’est qu’il n’était pas prévenant uniquement envers elle, mais aussi envers sa famille. Il redoublait d’efforts quand il s’agissait de leur plaire.
Quel genre d’homme qui n’est pas sûr de ses sentiments peut faire cela ? Six ans, c’est long pour quelqu’un qui fait semblant. Que lui voulait-il au juste ? Comment un être humain peut-il être aussi versatile ?
Toutes les relations ne sont pas faites pour aboutir au mariage certes. Certaines sont là pour nous donner des leçons. Mais quand même, six ans c’est long ! Surtout si au bout de toutes ces années, elle a du mal à savoir exactement quelle leçon sa longue relation avec Marc était censée lui apprendre. La résilience ? Cette leçon-là, ses relations précédentes la lui avaient déjà apprise et de la plus spectaculaire et théâtrale des manières ! Si bien qu’elle pensait que cette fois-ci, elle avait suffisamment appris pour mériter d’être aimée en retour et connaitre enfin le bonheur.
Hélas, cette fois-ci a été pire que les autres parce que cette fois la mascarade a beaucoup trop duré !
« Vous méritez de connaître l’Amour avec un grand A », « Vous attirez à vous le genre de partenaire que vous êtes », etc. etc. Tant de belles phrases qui vous poussent à vous jeter dans la gueule du loup, à chaque fois ! Et si le grand amour n’existait finalement que dans les films ?
Avec Marc, était-elle vraiment dans le noir ou avait-elle elle-même fermé les yeux? Était-ce elle-même la fautive ? Qu’importe !
A 26 ans, tout est à refaire pour elle. Bien sûr, certains idéalistes diront qu’à 26 ans rien n’est encore joué. Ils diront qu’elle est encore jeune et que tout est encore possible. Mais toutes les filles noires savent l’angoisse que cela représente, surtout si DIEU les a faites romantiques comme Ife ! L’on ne devrait pas laisser les petites filles regarder autant de dessins animés où tout est rose, elles auraient tendance à confondre vie réelle et contes de fées.
L’on devrait plutôt les inciter à être aventureuses, drôles, maladroites, tenaces. Ainsi, elles verseraient moins de larmes une fois adultes, car il n’y a rien de pire que d’attendre toute sa vie un prince, aussi charmant soit-il, qui ne viendra probablement pas ! Même si Ife n’avait pas elle-même rêvé à ce prince qui devait faire son bonheur, son entourage le lui aurait quand même imposé. En Afrique une femme qui n’est pas mariée à un homme n’est pas une femme heureuse, accomplie, complète.
Ses amies à elles qui, pour la plupart ont déjà trouvé des maris, sont heureuses. Du moins elles ont l’air de l’être. Elle leur souhaite vraiment de ressentir ce bonheur car sinon, ce serait vraiment dommage. Quant à elle, elle y croit toujours mais cette fois dit – elle, elle fera un meilleur tri !

Il lui arrive parfois de se demander si cette détresse sentimentale aurait été plus supportable si elle avait réalisé ses autres ambitions. Certes, c’est toujours mieux de n’avoir qu’un seul seau d’eau à transporter sur sa tête. Mais il est aussi possible que ce vide sentimental qu’elle ressent aujourd’hui lui aurait paru plus grand si elle n’avait pas à se préoccuper de ses autres types de vides.

Avoir peur à chaque moment décisif, douter constamment, ne pas savoir exactement où aller... ce n’est pas vraiment ce que Ife avait imaginé pour sa vie. Petite, elle avait beaucoup de rêves, elle a toujours vu la vie en grand. Adolescente, elle était disposée à prendre de plus en plus de risques pour être sûr d’avoir la vie qu’elle voulait, une vie différente ; complète.
Mais, en grandissant, toutes les pièces du puzzle se sont brouillées, encore un autre mystère de la vie sans doute. « Tu dois poursuivre ton rêve », « Tu as le droit d’être qui tu veux ». Ces phrases on les a toutes entendues au moins une fois.
Non, personne n’a le droit d’être qui il veut. Il faut se conformer aux règles de la société. Quant aux rêves, Ife en a tellement qu’il lui faudrait plusieurs vies pour les vivre tous ! Il y en a un en particulier ; faire le tour du monde, voyager, faire des découvertes, de façon perpétuelle.
Mais pour ça, il faut de l’argent, beaucoup d’argent. Pour en avoir il faut travailler, beaucoup travailler et travailler longtemps, pendant un bon moment en tout cas. Les choses solides prennent du temps à se construire. « Rome ne s’est pas faite en un jour », il faut attendre.
Attendre, cela ne pose pas de problème à Ife, loin de là. DIEU l’a faite patiente, vous vous souvenez ? Marc... Mais la vie est si fragile ! Son rêve peut tout simplement ne pas se réaliser. Quoi qu’il en soit, elle n’a pas le choix, elle doit travailler pour gagner sa vie. Elle le doit bien à ses parents au moins, tous leurs sacrifices doivent au moins avoir servi à quelque chose...
Mais elle ne doit pas non plus plonger trop profondément dans cette vie professionnelle car comme vous le savez, Ife est une femme noire qui ne s’accomplira que lorsqu’elle aura trouvé un mari et qu’elle aura fondé une famille. Son travail ne doit pas la distraire de ce graal.
Admettons qu’elle réussisse les deux. Fonder une famille et gagner suffisamment pour réaliser son rêve. Ife a du mal à imaginer comment sa famille pourrait s’embarquer dans cette aventure. Ife devra d’une façon ou d’une autre redimensionner son rêve « Dans la vie, il faut faire des concessions » même avec ses rêves.
Bref, à 26 ans, Ife ne sait plus trop quoi vouloir et quoi poursuivre en premier.
Quand elle le saura il faudra ensuite s’attaquer à ses propres démons, à ses doutes, à sa peur.

La société dit et se dédit elle-même et les mêmes règles ne s’appliquent pas à tous selon qu’on soit un homme ou une femme. La vie n’est pas une ligne droite mais c’est décidé, la sienne ne sera pas en dents de scie non plus !

Ses yeux, elle les ouvrira ! Ou alors, elle quittera coûte que coûte cette pièce obscure.