L'Herbier de Joseph

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Un distributeur d'histoires, comme un distributeur de friandises! J'adore l'idée. Dans ce temps clos de l'attente, pétri d'impatience, d'angoisse parfois, le réconfort d'un petit papier doux ... [+]

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D'abord, ça l'a agacé, Joseph, ces mots qui résistaient, qui se retenaient, refusaient de quitter sa bouche puis d'un coup partaient comme un élastique qui claque. Et puis peu à peu, ça l'a rendu triste. Il s'est replié sur lui-même. La faute à l'arrivée du bébé ? Pourtant, il l'adore. Il a très bien compris que c'est un bébé fragile qui requiert beaucoup de soin et d'attention. Il veille de lui-même à ne pas déranger son sommeil, il l'amuse, lui prête ses jouets. Mais il bégaie de plus en plus.

Au début, c'était juste de petits heurts de syllabes, des départs ratés. Rien de bien inquiétant. Sa mère a pensé que les choses allaient rentrer rapidement dans l'ordre, que c'était un passage délicat à négocier, tous ces bouleversements dans sa jeune vie : il venait d'entrer au CP. Et puis non, ses problèmes d'élocution n'ont cessé de se compliquer.

Avec le temps, Joseph est devenu vraiment agressif. Il ne supporte plus les moqueries de ses camarades. Une bagarre d'une grande violence dans la cour de récréation a poussé la maîtresse à convoquer ses parents. Ensemble, ils conviennent que Joseph doit voir un spécialiste. Rendez-vous est pris avec une orthophoniste. Mais Joseph s'y oppose de toute sa conviction. Il n'ira pas. Il n'a pas envie qu'on le soigne. Il ne veut plus entendre parler des mots, il veut apprendre la langue des signes. Puisque les mots ne veulent pas de lui, il ne veut plus d'eux.

Alors Papa lui demande d'essayer : une fois, une seule. Après, c'est lui qui décidera. Joseph opine mais son choix est déjà fait. Il se laisse traîner au cabinet d'orthophonie, bien décidé à faire le mort. On verra ce qu'on verra. On ne peut quand même pas lui arracher les mots de la bouche ! Surtout quand ces derniers font de la résistance !


Alexia, la jeune orthophoniste le fait entrer dans son cabinet. Elle lui sourit mais lui se caparaçonne dans son silence. Il ne bégaiera pas puisqu'il ne dira rien.
— Joseph, tu chausses du combien ?
La question le désarçonne au point qu'il répond malgré lui : « Du 35 ».

Alors, la jeune femme se dirige vers la porte-fenêtre qu'elle ouvre pour emmener l'enfant dans un jardin en pente douce. Il est protégé par un mur de pierres moussues. Dans un appentis, Alexia prend une paire de bottes qu'elle tend à Joseph, tout ébahi, elle lui offre également des petits gants verts de jardinier en cuir munis de picots. Sur une étagère à sa hauteur, il voit un alignement de corbeilles d'osier, elles contiennent des bulbes de taille variée. Devant chaque panier, le nom des fleurs est inscrit sur de petites étiquettes : crocus, jacinthe, narcisse, tulipe... Celui-là, le très gros, qu'est-ce que c'est ? Joseph n'arrive pas à lire. Il désigne le gros bulbe, sans un mot.
— Une amaryllis. Regarde, voici à quoi il ressemblera quand il sera fleuri. Tu aimes ? Joseph regarde la plante qui rayonne de quatre grandes corolles éclatantes, il se tait mais il hoche la tête. Oui.
— Tu n'as qu'à regarder les photos et choisir les fleurs qui te plaisent... Mais d'abord, on va écrire leur nom sur ces petites pancartes, pour les reconnaître quand elles commenceront à pousser.

L'enfant s'applique, il ne veut pas faire de faute. Lentement il calligraphie les noms que l'orthophoniste épelle : iris, jacinthe, jonquille... Il les observe sans les prononcer. La corbeille d'osier se remplit.
Puis l'orthophoniste installe Joseph devant un petit carré fraîchement retourné. L'air est doux en cette fin de mars. Le ciel d'un bleu puissant s'appuie sur leurs épaules et la montagne vosgienne fait sa buée de pousses nouvelles. Le petit garçon s'active, fait des trous, choisit l'emplacement de ses bulbes. Il a dessiné un colimaçon. Il varie les plantes, crocus, jacinthe... dans sa tête il dit le nom des fleurs, pour lui tout seul. Enfin, au cœur de son sillon, il tend à Alexia le gros bulbe d'Amaryllis.
— Arrosons maintenant... Et voilà, il n'y a plus qu'à attendre. Tu vois, Joseph, les mots, parfois, c'est comme les fleurs, il faut leur laisser le temps de pousser, d'éclore... Toi aussi, si tu veux, tu peux y arriver...

Joseph rayonne quand il retrouve maman dans la salle d'attente. Il veut revenir. Dès demain. On planifie deux rendez-vous par semaine.

Chaque visite commence au jardin. Joseph arrose, désherbe, surveille la pousse... Les premiers à pointer sont les crocus... Tandis qu'il s'active au jardinage, le petit patient commence à bavarder. Il parle des garçons de la classe. Il bute quand il raconte qu'ils l'appellent Jo la mitraille. Il parle de Sahar, une petite nouvelle, elle a dû quitter son pays, c'est la guerre chez elle. Il bégaie encore plus. Elle non plus, elle ne parle pas. Elle ne connaît pas le français. La maîtresse les a placés l'un à côté de l'autre. Il aime bien quand elle lui sourit. Il ne comprend pas ce qu'elle dit...

Un jour, il trouve une jacinthe toute sèche. Elle n'a pas eu le temps de fleurir. Ça le bouleverse. Alexia l'apaise. Ça arrive quand la plante est trop fragile qu'elle n'ait pas le temps de grandir. Alors Joseph parle du petit frère. Parce que lui aussi, il est malade. Et quand on est malade, on peut mourir. Ça lui fait peur, un peu. Enfin, beaucoup peur. L'orthophoniste comprend mieux ce qui angoisse l'enfant.

À présent, l'apprentissage évolue. Alexia a préparé un cahier pour Joseph. Un herbier. « Voilà, ici tu vas planter des mots. Pour commencer, choisis un mot que tu aimes et tu dessineras à côté... »
Joseph voudrait le mot : Diplodocus... c'est pour le petit frère. Il voudrait lui raconter une histoire. De diplodocus, précisément. Mais le mot est trop dur. Il bute sur ces syllabes trop grosses, trop âpres... Alors il dit : « À toi, d'abord. Ça sera quoi, ton mot ? »
Alexia réfléchit puis elle répond : « Je choisis le mot : légèreté ».
Et Joseph répète : « légèreté ? » en quatre petits sons joliment articulés.
— Tu as entendu ?
— Oui, j'ai entendu !
— Je commence par lui alors.
À côté du mot, Joseph dessine des ballons, un cerf-volant et il répète en chantonnant : légèreté, légèreté... Puis soudain, inquiet :
— Mais ce mot-là, il bégaie un peu non ?
— Non, il ne bégaie pas... Il babille !
— Comme moi ?
— Un peu oui, comme un bébé qui commence à parler
— Comme Armand ? C'est rigolo. Tu en sais d'autres ?
L'orthophoniste cherche des mots qui babillent dans toutes les voyelles, et le cahier se remplit de falbalas, catalpa ; d'hurluberlu, tutu, de jujubier, ouistitis... et au jardin, les fleurs s'épanouissent et Joseph trouve que les mots sont beaux. Il veut en connaître d'autres, des noms de fleurs mais aussi des mots fantaisie, des mots d'orage et d'arc-en-ciel.

C'est au jardin qu'il continue à progresser. À dégager délicatement les mots de la glaise où ils s'engluaient. Un jour, il parle moins du petit frère, ses parents l'ont rassuré, en grandissant, Armand deviendra un solide garçon. Il parle beaucoup de Sahar. Puis il ne parle plus que d'elle. Sahar qui lui a dit : « Tu m'apprends tes mots, moi je t'apprends les miens. » Pour ça, il a compris qu'il doit leur donner la chance d'éclore, délicatement, comme ses petites fleurs.

Bientôt le jardin est rempli de couleurs et au centre, immense et éblouissante, l'amaryllis étale ses quatre corolles pourpres.
— Tu as vu. Elle est grande ouverte.
— Et ton cahier est bien rempli. Je crois qu'on a fini tous les deux, Joseph, maintenant, tu peux herboriser tout seul.

Pour la dernière séance Joseph est venu avec un bouquet de fleurs des champs.
— Regarde, Alexia, j'ai commencé un nouveau cahier. C'est pour faire pousser des mots lointains. Des mots qui viennent du pays de Sahar...

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