Lettre d'adieu

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Ce texte, plaidoyer contre l’excision et le mariage forcé, ne nous a pas laissés indifférents. On perçoit, dans ces mots, toute la vérité

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« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Peut-être que je rêve, peut-être que je vois mal. Sinon personne n’ose me dire que c’est ma sœur qui est sur ce lit. » Tels sont les mots de Djanta face au corps inerte de sa grande sœur. Elle s’avança, retira le papier que cette dernière avait mis sur sa poitrine avant de s’endormir à jamais. Au chevet de son lit était déposée une boite contenant de la poudre. Djanta l’avait reconnue ; c’était la poudre de cafards séchés. Leur maman avait l’habitude de leur montrer les produits traditionnels. Elle leur avait expliqué que dans le temps les hommes utilisaient cela pour empoisonner leurs ennemis. Mais aujourd’hui, elle regrettera sûrement d’avoir montré ce poison impitoyable. Sa propre fille s’en était servie, non pas pour tuer un ennemi mais pour se tuer elle-même. Était-elle sa propre ennemie ? Peut-être le papier nous le dira. Djanta le déplia, le lut. Elle tremblait de tous ses membres mais s’efforça de rester sur ses pieds.

Ce soir-là, la cour du vieux Hama grouillait de monde ? En effet, sa fille Anta va être donnée en mariage, ou plutôt en récompense, à un ami de longue date, pour ses nombreux services rendus à la famille. L’alacrité villageoise se laissait voir. Les filles dansaient dehors en attendant d’accompagner leur camarade chez son mari. Dedans les vieux réglaient les derniers détails.
Mais du côté des femmes, l’ambiance avait changé de visage. La nouvelle se rependit comme une trainée de poudre. « Il parait que la mariée est morte » ; disaient les rumeurs. Mais comment est-ce possible ? Se demandaient les unes. C’est inconcevable ! Scandaient d’autres. Quel scandale ! Quel horrible sort ! Ô spleen ! Ô la faucheuse ! Jamais pareil malheur n’a secoué le village.
Les vieux, alertés, entraient, sortaient, rentraient, ressortaient, s’attroupaient, murmuraient, discutaient. Les mains caressaient les cheveux mélangés de désespoir. Quel mal avons-nous fait ? Quelle erreur avons-nous commise ? De quel crime nous sommes-nous rendus coupable ? Quel malheur ! S’écrièrent-ils.
La raison ne tarda pas à se présenter. La sœur de la mariée venait de rejoindre les vieux et les vieilles regroupés avec un papier à la main.
Maman, c’est de la part de Anta ; marmonna-t-elle.
Tous les regards se fixèrent sur elle.
Qu’est-il écrit ma fille, lis-le-nous, qu’on sache. Répondit la maman en sanglots.
Que dit-elle dedans ? Demanda d’un ton fulminant, le papa.
Que voulez-vous entendre ? répliqua Djanta. Vous avez promis ma sœur à ce vieux bouc aux dents écartelées après l’avoir privée de tout plaisir et sensation. Pensez-vous qu’elle allait supporter cela ? Elle a préféré la mort à cet enfer que vous avez voulu l’y mettre.
Le vieux retira le papier avec rage, appela un jeune et lui ordonna de lire.
Celui-ci s’exécuta :
« Chère Maman,
J’ai le cœur meurtri, je suis blessée, je ne vois aucun sens à ma vie. Mon humanité m’a été enlevé, je ne suis plus considérée comme un humain, car je suis devenue une bête qu’on marchande et qu’on vent au gré du marché. Mais je pense que le sort de la bête est mieux que le mien, puisque c’est de sa nature et de son espèce que d’être utilisée au gré de son maitre. Une bête, même vendue, garde toujours son honneur. Maman, j’ai perdu le mien, j’ai perdu ma dignité. J’ai assez subi et je crois ne pas pouvoir continuer. J’ai le cœur déchiré depuis longtemps. Oui, depuis le jour où papa et le vieux Mamoudou m’ont couchée de force pour que cette sorcière puisse arracher mon « haricot ». Une partie aussi précieuse ! Depuis ce jour, j’ai cessé d’exister. J’ai mal, maman, très mal. Ce mal gangrène, pourrit de l’intérieur et jaillit sur mon front. À chaque fois que je ferme les yeux, je revis ce moment terrifiant, monstrueux, dégoutant. Je la vois devant moi, cette vieille aux dents noircies par la sorcellerie tenant son couteau noir et me rasant le clitoris. Je pleure, maman, toutes les nuits. Je me lamente, je suis tourmentée, mon âme est troublée. Depuis ce jour, maman, j’ai perdu le gout du plaisir. J’ai perdu la notion de la sensation. J’ai voulu gouter le bonheur sexuel, j’ai voulu en tirer saveur. Il était dans ma gorge ce bonheur, très amer. L’envi de refaire ne me titille plus. Je ne suis plus femme, maman, je n’ai plus de statut. Je ne suis plus rien car plus rien ne me reste.
Maman, au-delà de tous ces tourments, on compte me donner en mariage au vieux qui avait aidé papa à me coucher pour que je goute au couteau impitoyable de la vielle.
J’aurai voulu moi aussi, gouter à cette liberté de choisir, de décider, d’aimer. J’aurai aimé sentir l’amour dans mon cœur, tenir l’homme de mon cœur, main dans la main, marchant dans la rue sous les regards hypocrites des jaloux. J’aurai voulu terminer mes études, choisir le travail de mes rêves, venir au secours de cette famille qui croupit sous le poids de la pauvreté. J’aurai aimé avoir mon corps en entier sans aucune partie mutilée. J’aurai aimé vivre, comme un être complet, considéré comme tout le monde et non relayé au second plan, souvent moins traité qu’un bon cheval. Hélas, papa en a décidé autrement. Maman, il a détruit ma vie, il m’a enlevé le gout de la vie, il a tué ma joie de vivre. Je pensais que l’esclavage était aboli, fini complètement. Mais maman, je me suis trompée, l’histoire nous ment, puisque l’esclavage est sous nos toits. Il est appliqué sur nous les femmes. Cependant, le monde observe un silence complice. On clame notre émancipation dans les grandes villes. Pendant ce temps, les femmes se meurent au village, broyées sous le poids de la tradition, imposée par les hommes pour ne satisfaire que leur désir sauvage. Je ne serai pas complice, maman. Je ne serai pas cet outil que la tradition utilisera. Je refuse, maman.
J’aurai préféré être une sidéenne que tout le monde fuit. J’aurai préféré mourir de la covid-19 qui m’avait chatouillée. J’aurai préféré être un âne pour tirer la charrette et conduire les femmes chaque jour au champ. J’aurai préféré être un arbre de karité devant la cour pour servir les hommes avec mes fruits, mes ombres et mes bois. J’aurai préféré être cet animal sauvage, divaguant à son gré dans la brousse. Si j’avais su que ma vie serait pire que l’enfer, si j’avais su que ce monde était ainsi, j’aurai demandé à Dieu de me créer pierre de brousse, pour vivre heureuse dans l’inconscience et l’indifférence. Hélas, le monde m’a dépouillée et m’a jetée. Maman, dites à papa qu’il est coupable. Me donner de force à un vieux ; je refuse maman. Je ne veux pas de ce vieux. Papa tient à ce qu’on se marie. Je n’ai même plus la force de m’y opposer. Mais je refuse de souffrir plus. Alors, pardonne-moi maman, mais je ne peux plus rester. Ce monde n’est pas pour moi, je n’ai pas ma place parmi les humains. Je m’en vais, là où je ne serai pas esclave. On se reverra un jour. Je m’en vais dans mon monde ; loin de la souffrance, loin de l’esclavage, loin de la domination barbare des hommes. Je m’en vais là où nul n’est supérieur à l’autre. Dites à papa que je ne lui pardonnerai jamais. Dites au vieux bouc qu’il ne m’aura jamais dans son lit. Maman, fasse que cela n’arrive jamais à mes sœurs. Dites leurs que je les aime. Prenez soins de vous.
Adieu !
Anta. »
Un malheur n’arrive jamais seul, dit-on. La maman chuta d’une crise cardiaque et succomba. Au malheur ! le ciel est en colère. De la famille de la mariée pour la famille du marié, la foule changea de direction. L’amertume l’accompagna au cimetière où elle fut rejointe par la police après un coup de fil anonyme. « On ne peut enterrer les corps qu’après l’enquête. » Tonna la police.
Quant aux deux vieux et l’exciseuse, ils bénéficièrent d’un logement gratuit et de la nourriture gratuite. Le seul défaut, un mouton dans un enclos est plus libre qu’eux.

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