Lettre à Vincent

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Cher Vincent,
Cette nuit, je t'écris dans ma chambre, dans le noir, excepté la lampe que nous avons cassée, petits. Tu te souviens ? Tu étais venu dormir chez moi, un mardi soir. On faisait les fous, comme d'habitude, tu avais sauté sur le lit et en te relevant, tu avais emporté la lampe, la brisant. Je l'ai gardée, cette lampe brisée. Elle fonctionne encore. Comme le temps de cette soirée me paraît loin... Dix ans ont passé, pendant lesquels notre amitié a évolué. À douze ans, on n'était plus dans la même classe. On continuait à se voir, mais quelque chose avait changé. Moi, je ne m'intéressais pas aux cours, parce que ça faisait bien. Toi, tu étais sérieux au collège. Je ne t'invitais plus à dormir, et toi encore moins. Et puis, nous sommes arrivés au lycée. Je pense que la seconde nous a complètement changés. J'ai réalisé la stupidité de ces groupes « sociaux ». Alors, on s'est vus à nouveau, avec d'autres camarades, qui sont vite devenus des amis. Mais au milieu d'eux, il y avait nous deux. Tu étais la personne la plus importante pour moi, et vice-versa. On faisait tout ensemble, comme en primaire. Je ne veux pas être cliché en mentant, mais j'avais un peu l'impression qu'on faisait les quatre cents coups, à notre façon. On ne faisait pas n'importe quoi, on ne s'est jamais mis en danger. Du moins, pas en seconde. Je crois – non, c'est sûr –, que tu es tombé amoureux de moi cette année-là. Et je ne te l'ai jamais avoué, mais moi aussi, c'était cette année-là. Je crois que c'est aussi cette année-là que j'ai réalisé que je n'étais jamais allé chez toi. La première, toi en S et moi en L, n'était qu'une répétition de la seconde, le bac en plus. Tu m'aidais en maths, je t'aidais en français. Et tu restais dormir, encore. On avait parfois du mal à se lever le lendemain. Après le bac en première, on a fait la fête. C'est ce soir-là que l'on s'est embrassés la première fois, dans ma chambre. Tu t'étais caché là, parce que ça buvait trop de l'autre côté. Je t'avais vu partir. J'avais doucement ouvert la porte et je t'avais vu allongé sur mon lit. Ma respiration s'était coupée en me couchant près de toi. Tu avais tourné la tête vers moi, tes yeux marron à la hauteur des miens. Dans un même souffle, on avait rapproché nos têtes et nos lèvres s'étaient trouvées. Sans vouloir, encore une fois, tomber dans le cliché, mais je te jure, Vincent, mon cœur avait failli exploser.
L'année de la terminale fut partagée entre le bac, les révoltes contre le monde, et nous. Manifestations, Nuit Debout, grands discours. Tu venais de plus en plus souvent chez moi. Mes parents ne posaient pas de questions sur nous, mais je savais qu'ils savaient. Ça ne les dérangeait pas. Les tiens n'étaient pas du même avis. Les semaines avant le bac furent très stressantes. J'avais peur de tout rater, et toi, tu avais peur, tout simplement. Je ne l'ai pas tout de suite compris, mais tu avais peur de tout. De me perdre, de ton père, de toi-même. Le jour d'une épreuve, on devait y aller ensemble, mais tu n'étais pas à l'heure à notre rendez-vous. Je t'avais envoyé des messages, tu ne m'avais rien répondu. À la fin de l'épreuve, je t'ai attendu. Tu es sorti de la salle, le visage rouge et les yeux entourés de marques violettes. Je t'ai demandé ce qu'il s'était passé. Tu m'as dit violemment de te lâcher, et de ne pas t'envoyer de messages. Je ne t'ai pas écouté. Je t'ai envoyé des centaines de messages, sans réponse. Les épreuves sont passées, les semaines après aussi, et la veille des résultats du bac, je suis allé chez toi. Ta mère m'a ouvert. Elle ne m'a rien dit, ne voulait pas que je rentre, je crois, mais j'ai forcé le passage. J'ai ouvert les portes au hasard, et l'une d'elles étaient la tienne. Tu n'étais pas levé. J'ai commencé à t'approcher, lorsque j'ai senti une force me retenir. Ton père. Il m'a frappé à la tête. Et alors tu t'es levé. Tu as tenté d'arrêter la colère de ton père. Tu n'as pas réussi, seulement à la rediriger vers autre chose. Toi. Il t'injuriait, te frappait. Tu as réussi à échapper à sa colère, tu m'as pris la main, et on a couru. Tu n'as pas voulu aller chez moi, tu m'as dit que tu ne voulais rester qu'avec moi, sans personne d'autre. Tu ne répétais que des excuses que je ne voulais pas entendre, parce que rien n'était de ta faute. Tu n'as pas voulu me croire. Tu as insisté pour que je rentre chez moi. Tu m'avais dit que ton père ne serait pas là, il n'y avait aucun danger à ce que tu y retournes. Le lendemain matin, avant les résultats du bac, je suis à nouveau allé chez toi. Personne n'est venu, mais la porte était ouverte. J'ai soudain eu un mauvais pressentiment. J'entrai chez toi, le cœur battant de peur que ton père soit là, mais surtout de peur de te découvrir. Tu étais dans ton lit, le torse nu. Je t'ai secoué, tu n'as pas réagi. J'ai crié ton nom, j'ai écouté les battements de ton cœur, j'ai crié encore, et encore. Rien n'y faisait. Tu ne bougeais pas. J'ai appelé les ambulances, pas assez vite, car je pleurais. Elles sont arrivées et t'ont emmené. Je n'ai pas eu le courage d'aller voir les résultats du bac.
Vincent, la nuit a laissé place au jour, et je vais bientôt y aller. Ce matin-là, il y a un mois maintenant, tu ne t'es pas levé. Chaque matin depuis ce jour, je me lève, je m'habille et je vais à l'hôpital, où tu es couché, dans cette chambre vide et froide. Vincent, je t'en prie, je t'en supplie, lève-toi. Je voudrais te voir debout, sauter sur mon lit, brisant cette lampe qui fonctionne toujours malgré les fissures. Je voudrais te voir debout, avec moi, main dans la main, luttant pour la cause des enfants battus, la cause des homosexuels. Je veux te voir debout, aidant ceux qui n'en peuvent plus, ceux qui se sont allongés et qui en sont morts. Je ne veux pas te voir dans ce lit d'hôpital, enfermé dans ce coma à cause de ces trop nombreux cachets que tu as pris. Rien n'est pire que de te voir allongé, alors que moi, je suis debout.
Je t'aime Vincent, et j'attendrai que tu te lèves.
Martin.

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