Lettre à Igor

J'écris dès que je m'allonge. A cause de l'horizontalité sans doute. Je rêve des mots que j'arrange en phrases. Je musique beaucoup mes textes. J'aime le style incantatoire, je m'envoute ... [+]

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Mon cher Igor,
 
N'aie pas peur de la mort, mon frère ! Ici, nous ne souffrons plus. Tu t'en doutais, n'est-ce-pas ? Qu'elle soit physique ou morale, la douleur n'existe pas quand nous n'avons plus de corps, quand nous n'avons plus de crainte. Nous avons bien des psychologues, mais ils ne consultent plus, nous avons bien des anesthésistes, mais ils ne réaniment plus. Quant aux murs, quant aux prisons, nous n'en avons pas, nous manquent-ils ? Je me souviens tristement des pans sales de l'hôpital, sur quoi mes yeux flétris se sont éteints, sur quoi les tiens en pleurs se sont refermés... Alors qu'ici, tout n'est qu'horizons et blancheurs, tout n'est que nuances de l'espérance, où s'enracinent follement nos cœurs, comme plantes en jambes qui gambadent. Je sais que cet espace sans contrainte, que cette contrée étrange à la géométrie qui varie, que ce gigantesque rubik's cube aux mille facettes joliment concurrentes, que cet infini est celui qui en-deçà se rêve et se nomme, chez les hommes qui vivent encore, « Paradis », mais je sais aussi que si je suis de ce côté-ci, toujours là à penser, en cet état nouveau de légèreté, au-delà donc du monde des pesanteurs... tu n'y es pas, toi qui es resté là-bas, cloué au lit de tes dernières heures peut-être, comme je le fus tantôt, hier, il y a une éternité.
N'aie pas peur de m'entendre, moi qui suis mort, ton frère ! Ma voix n'est pas spectrale. Ici, rien ne saurait ternir ma joie, alors... si le souffle te manque, si le virus a raison de toi, si tu m'appelles une dernière fois, si, quoi que statique, tu te sens en mouvement, ne sois pas trop surpris par le tunnel de lumière que tu emprunteras. Ce sont là les dernières parois que tu connaîtras. Ne t'inquiète pas, elles te mèneront infailliblement où je suis, car nous y sommes tous, les génies comme les faibles d'esprit, les forts comme les insuffisants, les bons comme les mauvais, tous les morts, les tyrans-mêmes qu'on pardonne. Cela je l'ai su dès mon arrivée tant la foule que nous formons est un Océan, qui s'enfle sans cesse et à la belle houle. J'y mets une majuscule comme au nom d'une patrie, dont l'étendard est ce formidable ciel blanc.
N'aie donc pas peur du voyage, mon double, je t'attends dans la certitude de ta route. Tu viendras, tôt ou tard, et nous formerons à nouveau belle équipe. N'est-ce là qu'une métaphore ? Ou réalité curieuse ? Nous aurons nos dossards, nous aurons nos courses, nous aurons nos challenges. Certes nous n'aurons pas d'olympiades, nous aurons pourtant nos Grecs, j'ai d'ailleurs croisé Georges Moustaki et Demis Roussos. Mais je sens par delà le Grand Franchissement que tu as peine à me comprendre et à me croire. Allons, équipier de toujours, bonimenteur meilleur que moi, n'écoute plus que le vent capricieux de mes paroles, concentre ce qui te reste de conscience, et laisse-la bondir à la poursuite de mes élucubrations vraies.
Figure-toi d'abord que nous nous amusons beaucoup. Nous jouons à toutes sortes de choses. Des choses qui ressemblent à ce que nous faisions avant de trépasser. Bien sûr avec quelques adaptations. Les jeux de cartes ne sont pas les plus fréquentes de nos occupations. Veux-tu que je te parle de nos parties de hand ? Tu es en train de penser que nous n'avons plus de corps. C'est vrai. La balle non plus. C'est-à-dire qu'elle est presque immatérielle. C'est une boule de lumière. Oui, comme dans l'album de Tintin, c'est un peu cela. Tu devines qu'Hergé joue souvent avec nous. Mais tu dois te demander qui je désigne précisément par ce « nous ».
Je suis encore un peu confus. Je te le concède. Parfois « nous » dans mon esprit, ce sont tous les morts, parfois ce sont les membres du Variété Club de France. Là tu es en train de penser que je confonds tout : le hand-ball et le football. Pas du tout ! Ici, tous les sports de balle intéressent le club. Pas de discrimination. Ballon, balle ovale, ou palet, tout se pratique.
Mais revenons au hand. Les parties sont fantastiques car nous jouons tous ensemble. Le terrain est immense, alors le nombre de joueurs est pour ainsi dire illimité. Peu de monde sur le banc, et personne à l'infirmerie évidemment. Tu aimerais que je te détaille les équipes à présent. Justement j'y viens. Elles sont mixtes. Femmes et hommes sont mêlés. Tu te doutes que nous avons gardé quelque chose de nos apparences antérieures, autrement je n'utiliserais plus ces termes. Mais nos corps de chair ne nous opposent plus. Nous sommes parfaitement égaux. Si nous nous déplaçons avec agilité, ou avec lourdeur, c'est selon nos états d'âmes, et non plus selon nos matérialités. Si nous avons des éclairs de génie, ou des balourdises de jeu, c'est selon notre forme du moment, et non selon notre hérédité. Nous sommes tous capable du pire comme du meilleur, selon nos dispositions aléatoires. Cela n'exclut pas quelques particularités récurrentes et joyeuses. Ainsi, tu connais Joséphine Baker, suis-la avec moi dans sa tenue de lumière, elle se déplace en dansant, et elle marque tous ses buts en tirant entre les jambes : les siennes et celles du gardien. Tout le monde applaudit et les arbitres valident bien sûr le but. Il faut dire que sont acceptées à peu près toutes les phases de jeu. Charles Trenet se sert de son canotier pour lancer la balle. Il confond le hand et la pelote basque, mais ce n'est pas grave.
As-tu toujours aussi peur, ma moitié ? Je t'entends qui me pries maintenant de te décrire les arbitres. Tu veux connaître la couleur de leur tenue. Je dois aller à la ligne. Tu es prêt ?
Ce ne sont pas des hommes, ni des femmes, et iels sont rigoureusement identiques. Le scientifique que tu es pense à des clones, mais ce n'est pas exactement cela. Iels portent une sorte de longue et belle robe de cérémonie. Iels semblent de mariage, mais est-ce le leur ou en sont-iels les prêtres ? Quoi ? Curieuses sonorités ! J'en conviens. D'où vient ce mot « iels » ? « iels », « iels » ! Je me plais à le répéter. Mais je te taquine. Souviens-toi, nous en parlions tantôt, peu de temps avant notre admission à l'hôpital. Tu t'étonnais de l'émoi du ministre des écoles. Je reconnais que chez les vivants ce mot nouveau paraît bizarre, pas ici. Pourquoi ? A cause des arbitres justement. Tu vois, je suis toujours dans mon sujet. Que je poursuive donc ? Bien sûr.
N'aie pas peur, mon âme-sœur, de ces hommes-femmes qui sont l'un et l'autre, ou ni l'un ni l'autre, selon comment nous les regardons. Et si ce sont iels qui nous regardent, alors le trouble est encore plus grand. Je dis « trouble » pour que tu comprennes bien la particularité, la profondeur, l'originalité de leur regard. Cependant, iels ne nous mettent pas mal à l'aise. Tout au contraire, iels nous ravissent, iels nous transportent, iels nous euphorisent. Mais tu espères plus précise peinture. Je ne peux te décrire la couleur de leurs cheveux, car iels n'en ont pas. On ne peut affirmer pour autant qu'iels soient chauves : une auréole de feu doux ceint leur face. Rappelle-toi de nos saintes icônes orthodoxes que nous admirions sans trembler.
Je t'ai dit qu'iels acceptent à peu près tout, du moment que les deux équipes ont applaudi le but. Iels marquent parfois iels-mêmes ! Évidemment nous ne savons à qui attribuer le point, mais nous ne nous disputons pas ni entre nous ni avec iels. Nous éclatons tous de rire, c'est-à-dire que nos êtres de lumière clignotent brusquement et longuement. Et Iels ne sont pas les derniers à manifester ainsi leur émotion. Détrompe-toi, ce ne sont pas les rois de la farce, c'en sont les dieux. Nous ne savons si iels sont les Grands Créateurs, car iels ne tiennent jamais de discours. Iels se contentent de clignoter comme nous, plus intensément sans doute, et iels nous enseignent la puissance de la joie. Perdants et gagnants, nous sommes tous vainqueurs. Une seule chose compte : notre engagement par le jeu dans notre communauté, et il est total. Ici, nous sommes tous des êtres jumeaux.
 
Ton cher Grichka, qui t'espère !