Les ténébres

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. »
Je sens mon cœur battre si fort et de plus en plus vite, comme s’il voulait me procurer la force de me défendre. Et pourtant, au contraire, j’étais tétanisée. Clouée sur place, je sentais de grosses gouttes de sueurs dégouliner sur mon corps. Mon souffle entrecoupé tellement j’avais peur !
Je revenais de chez TITO, le fast-food le plus fréquenté du quartier. J’y travaille depuis quelques semaines déjà en tant que caissière pour pouvoir payer mes frais de scolarité. Ce jour-là, on a fini très tard, le restaurant était bondé et moi épuisée. J’ai raté le dernier bus, j’étais donc obligée de marcher. Seule, j’arborais le trottoir, m’amusant à cogner dans une cannette vide avec mes tennis blanches, dans cette nuit sombre dont les ténèbres étaient maître. Il faisait frisquet, heureusement, j’avais mon blouson. Ce n’était pas la première fois, et pourtant cette soirée, ces ténèbres et ce silence me faisaient froid dans le dos. Je marchais depuis assez longtemps déjà. Il devait être 1 h passée, il n’y avait plus un chat dans les rues de Brown, tous les magasins étaient fermés. J’entendis des crissements de chaussures derrière moi, mais je n’osai pas me tourner et je me mis à marcher plus vite. La maison n’était plus qu’à deux ruelles. Les bruits de pas derrière moi se faisaient de plus en plus audibles. Il était clair que j’étais suivie. Sur le coup, une frayeur m’envahit ; fallait-il courir ? Fallait-il crier ? Je décidai de courir et quand j’allais prendre mon élan, je sentis une main agripper le col de mon blouson. Je garde un souvenir vague du reste de la scène.
Je me souviens juste de m’être réveillée dans cette allée, couchée à même le sol, recroquevillée sur moi-même, tremblotante. J’avais mal. Tout mon corps souffrait le martyr. Depuis combien de temps étais-je là ? Je ne saurais pas le dire. Je ne sus par quelle force, mais je réussis à me lever, il faisait toujours nuit. Tout ce que j’avais en tête était de rentrer chez moi.
La maison était silencieuse ! Je me dirigeai directement dans ma douche. Mes vêtements étaient dans un sale état, pour ne pas dire dépenaillés ; une tache de sang sur ma jupe ! Ce fut comme un déclic, des bribes de souvenirs me revenaient. Les larmes coulaient sur mes joues, sans aucun effort, l’impression qu’une partie de mon corps m’avait été amputée, qu’il ne restait qu’une coquille vide. Je me frottais si fort, si fort, comme pour m’arracher la peau. Je ne sais plus combien d’heures, j’ai passé sous la douche, à me vider de toutes mes larmes. Je me sentais souillée.
Mes pensées erraient, comme si elles fuyaient quelque chose. Elles s’attardèrent sur mon père. Un mois, déjà qu’il nous a quittés et pourtant, je ne m’y fais pas. J’ai toujours imaginé qu’il serait là pour ma remise de diplôme, assis au premier rang avec son sourire large de fierté ; qu’il me tiendrait la main jusqu’à l’autel ce jour, l’un des plus importants d’une femme. Hélas, tout cela m’a été amputé. Père ! Tu es parti si tôt. Peut-être que s’il était là, cette personne n’aurait pas osé ? Cette personne, cet homme, il était grand, très grand, son visage, je ne m’en souviens pas. Puis je pensai à ma mère. Que lui dirai-je ? Sa petite fille ne pourra plus l’honorer ? Le mariage était pour bientôt. Et la coutume voudrait qu’on vérifie le drap blanc au lendemain des noces. Que lui dirai-je à ma mère ? Son cœur fragile ne le supporterait pas. Non, je ne lui dirai rien. Ce serait une honte pour la famille.
L’appel du muezzin me sortit de mes pensées. Il fallait aller prier le bon Dieu. Le bon Dieu, où était-il ce bon Dieu quand je n’étais plus maître de mon corps et que je l’invoquais ? Quand je suppliais mon bourreau de me relâcher, et que seul lui m’entendait ? Quand cet homme, une de ses créatures m’ôtait le peu de pureté qu’il me restait ? Où était-il ce bon Dieu ?
Je regardais dans le vide, mes pensées lointaines. Cela ne pouvait pas m’être arrivé ? Ça doit être un rêve, que dis-je un cauchemar ! La douleur me consumait de l’intérieur. Le sentiment de vouloir ne plus exister. Mon regard se posa sur cette lame sur la table de chevet, je la fixais, pendant que les ténèbres s’insinuaient dans mon esprit et qu’elles me chuchotaient : « Pourquoi ne pas tout simplement y mettre fin, ne plus se souvenir, fermer les yeux et plonger dans les ténèbres éternelles. »