L’atmosphère était tendue depuis le matin. Peut-être même la veille au soir. À vrai dire, l’ambiance familiale était à couper au couteau. Comme tous les jours.
Maman a décidé qu’on... [+]
Il est une région où, par un beau matin, sans la moindre révérence, l’hiver acéré décide de laisser place à l’été. Un été dont on ne sort jamais indemne, écrasant et poussiéreux, quand le souffle vient à manquer, la soif aux aguets.
Selon les années, la chance est offerte d’un rayon de printemps, une lanterne magique sur un monde enchanté, d’autant plus précieux que personne n’en connaît la durée.
Alors, il faut partir, viser les hauteurs rocailleuses, s’échapper vers les massifs trapus ou cheminer sur les sentes escarpées. Les sommets enneigés rappellent que l’hiver vient à peine de s’évanouir, ils nous toisent en majesté et leur blancheur immaculée humilie le mortel entaché de scories.
J’optai pour les Sept Laux, nichés au cœur de Belledonne, un chapelet de lacs à conquérir pour qui désire caresser les étoiles et embellir son âme de guirlandes chamarrées. Une course qui se mérite, où ni la sueur ni les crampes ne regrettent leur effort.
L’air était de cristal, le ciel hésitait entre le majorelle et l’indigo, seuls quelques cheveux de ouate hachuraient l’immensité. Mes poumons crachaient la crasse de la ville, mon cœur battait la chamade, plénitude et reconnaissance, mon esprit en paix commandait à mes jambes d’avancer. Toujours plus haut.
Éclosion, renaissance, chaque motte de terre, chaque brin d’herbe chantait le renouveau. La nature reprenait ses droits, à la vie, à l’amour.
Les gentianes dorées faseyaient dans le vent, les asters étoilées rosissaient, timides et discrètes, les ancolies azur concurrençaient les cieux tandis que les digitales se pavanaient de toute leur hauteur pourpre, reines des pentes abruptes.
Une palette infinie que les artistes s’essayaient en vain à reproduire, un maelstrom enivrant, couleurs et senteurs mêlées, j’étais soûlé par tant de beauté. Tous les sens en émoi. Jusqu’aux clochers, au loin, ou bien était-ce les clarines des vaches affolées par le grand air qui cliquetaient au gré du vent ? Et ces insectes vibrionnant, au labeur en une noria infinie, à murmurer des mots doux à la flore pour qu’elle n’oublie pas de revenir l’an prochain, nous émerveiller encore et encore.
Après le deuxième lac, je fis une pause pour me désaltérer. Je m’étendis sur l’herbe encore humide de flocons tardifs. J’allais rendre grâce, révéler ma gratitude aux dieux et aux hommes qui prennent soin de ce morceau d’éden, quand je le vis, là-haut, qui dessinait des cercles paresseux au-dessus de l’horizon. Un aigle royal majestueux et terrifiant. Les ailes déployées, pas moins de deux mètres d’envergure.
Je me sentis soudain vulnérable, seul au milieu de l’univers. Une proie d’opérette pour le prédateur en chasse, j’étais redevenu un enfant. Les légendes frappaient à ma mémoire, de ces nourrissons emportés sous les yeux de leurs mères, ces agneaux dérobés pour nourrir la nichée des aiglons affamés. Rien ni personne n’échappe à sa descente vertigineuse : marmottes endormies, écureuils flamboyants, parfois même une chèvre étourdie ou un renard, le rusé goupil de notre jeunesse. Rien ni personne.
Je le voyais qui grossissait. Malgré ma frayeur, j’admirais les dégradés de brun et de roux de son plumage, sa tête ambrée, topaze miroitant sous le soleil. Il me narguait, menaçant et pervers ; je savais qu’il allait piquer, et pourtant il poursuivait sa ronde silencieuse. Je sentais son bec agressif sur ma nuque offerte et les griffes de ses serres lacérant mes épaules. Je n’osais le moindre geste. Son œil me fixait, le rapace se moquait, je me recroquevillais, il poussait son cri de trompette, fendant l’air de mille vibrations.
Un lambeau de fierté venu du fond des âges me poussa à me lever. Je ramassai mon sac, le jetai sur mon dos, dérisoire protection devant l’opposant.
Sans prévenir, l’aigle descendit en flèche jusqu’au sol herbu. Soulagé qu'il m'ignore, mais pourtant curieux, je l'observais. Il était là, à cinq ou six mètres de moi. C’est une charogne qu’il convoitait, une lapine, une jeune mère sans défense, emprisonnée dans le fer d’un collet improvisé. Elle ne se débattait plus, pelage ensanglanté et regard terni d’outre-monde.
D’un coup d’aile cinglant, je vis décoller le rapace. Le piège était toujours accroché à la boule de poils, une peluche. Le dîner ne serait pas festin.
C’était mal connaître l’adversaire.
Je m’approchais du terrier lorsque je le vis piquer à nouveau. Il avait déposé sa pitance en lieu sûr. Cette fois, je me fis la promesse, sur l’autel de dame nature, qu’il n’emporterait pas les petits qui, par le sacrifice de leur génitrice, avaient échappé aux redoutables pinces du piège.
Je sortis mon plaid écarlate et, tel le toréador dans l’arène en feu, je brassai le tissu, tournoyant en une valse échevelée – la danse du diable – poussant les cris de guerres tribales d’avant la création. Dans mes veines coulait la sève de la vie. Mon seul dessein, effrayer le pillard, sauver les innocentes victimes. Futile acte de bravoure, héroïsme chevillé à ma dignité, une nécessité.
Je courus en biais sur la pente pour économiser mon souffle. L’étoffe rubis comme une cape, je m’enfouis dans les broussailles et les ronces, étranger aux griffures sur ma peau. Je poussais les lapereaux vers le bois. Ils semblaient hésiter et me scrutaient de leurs yeux rougis. J’agitais ma couverture sous leurs museaux frémissants ; ils détalèrent, à la queue leu leu, leurs derrières blancs comme des pompons.
L’ennemi avait disparu. Il lui faudrait revenir. Un jour, peut-être.