Les Rois du pétrole

Le village de Saintes-Sources vient de fêter les 50 ans de son petit club de hand. Une histoire entre ciel et terre à vignes.


Ça fait 50 ans que le club des Guêpes touche le ballon. Le premier terrain a été tracé sur le parking de la gare à même le bitume. Le marquage au sol, torché aux pinceaux. «On a défoncé le terrain pour couler un bitume de jeu», commente un ancien, petit verre à la main. Le journaliste local est là. Il rapporte les propos du jour, en direct de Saintes-Sources, en Bourgogne viticole.


Les Guêpes attaquent
Quand une voiture se gare, les joueurs s’écartent. «Hé, les gars, ça joue à la dure!», c’est ce que le correspondant local a dû noter. Il faut dire que lorsque le ballon est en main, le tir se verrouille sur une jambe ou mord le goudron. Lever de bras de l’arbitre. «Pas de douches mais un coup de blanc après match», retranscrit fidèlement le reporter. Hormis les rues pentues à petites foulées, pas de stages d’entrainement sinon des passes amicales et un coup de blanc à la cuverie du père Rollin. Tout se passe ici avec une certaine bienveillance, à part quelques accrochages, genoux contre bitume... «Pas de douches, alors on repartait comme on arrivait, avec les mêmes vêtements». Ça, c’est un ancien qui a tapé sa première balle à 11 ans qui le dit. Le localier récolte tout sur son carnet à spirale. Son reportage sur le jubilé va paraître lundi avec photos. Au loin, le coteau des vignes plantées par Charlemagne, et au premier plan, des gars râblés, tous plus ou moins ouvriers viticoles. À part Le Bob, garçon boucher, Le Bozo, facteur, Juju prof à lunettes ou Tom à la guitare. Sur le maillot, ils avaient cousu le macaron footballistique de l’AS Monaco, jusqu’au jour où un vigneron leur avait payé des rayures jaunes et noires. Ce qui leur valu le nom de Guêpes aux dos striés, dard pour ballon.
Rappel sur le banc de touche: «Les gars, chopper la balle!», sur le rythme -je passe, je cours, je tire-. Ils jouaient au handball depuis tout gosse, depuis que l’instit leur avait mis ça en tête. Ils jouaient et arbitraient en même temps. Les règles, puisées dans les manuels d’école, enseignaient tout simplement la vie. De belles photos sont à prendre. «Ce sont les irréductibles du bitume», proclament les supporters, genoux ensanglantés. Leur réputation n’est plus à faire. Leur première coupe a été remportée sur un autre village de vins, enviés pour ses équipements sportifs. «Ce jour-là, on a empoché leur quarteau de blanc, bu à même la coupe dans la cave du Georges. Tu t’souviens!». Le jeune journaliste enregistre tout. C’est Le Régis qui parle maintenant, au bonnet à rayures sur la photo. C’est à leur maillot rayé qu’ils se reconnaissent et à la hargne qu’ils mettent au jeu. Comme pour les vendanges, il faut du jus dans les mains : «Bvvveu et Boum / Bvvveu et Boum!, voilà comment ça fait quand on joue». «Tu te souviens qu’on jouait au milieu des bouses de vaches dans le Morvan?», ajoute Le Serge, l’ancien instit.
Un soir, las des chevilles tordues, ils rêvèrent de quitter l’amer goudron. L’envie les pris de jouer au milieu des petites fleurs, sur un gazon aussi dru que les courts de tennis. De ceux où les balles sont liftées ou sous hauts plafonds, avec vestiaires chauffants et buvette comme le club vedette de Beaune. Or, au-dessus du village, plane une sorte de clairière comme une soucoupe volante, toute griffue d’arbrisseaux. Démarquée en haut de la colline, une statue de Vierge à l’enfant vise la lucarne du ciel. «Ça coule de source, la la la...», souffle la chanson du club. «Vous me donnerez les paroles», enjoint le localier qui tortille les mains sur son calepin. Comme cette histoire de pétrole sous la colline... Vous me la raconterez un de ces jours...


Petroleum vino
Au milieu des épiniers, 20 culs dressés s’étaient mis à aplanir la clairière. À la pioche, à la pelle, en tous sens. La parcelle la plus plate sera réservée aux finales. Crampes et blessures déjouées au vin chaud. Les roches qui affleurent, désossées à la barre à mines. Les gars des vignes, ils savent faire: casser le cailloux en cadence avec des gestes lents. De vrais derricks qui manient pelles, pioches et brouettes. «Et ceux de Touillon! Tu te souviens de ceux de Touillon, mémorable village», se remémore un autre valeureux président d’honneur. Les invités aux maillots blancs et larges shorts leurs avaient apporté tout un lot de manches d’outils en échange de bons vins. Aussitôt embauchés pour les séances de débroussaillage du terrain. Les travaux furent menés à coups de pioche et de pics aux manches en acacia et en famille, dans un fumet de saucisses grillées comme aux vendanges. Sauf qu’un jour, pour araser une roche-mère qui affleure, il a fallu atteler un puissant quatre roues motrices reniflant au moins 300 chevaux. Comme dans une série B, la dent de calcaire a fini par bouger. Voici la bête en dehors de ses gonds, cabrée, comme en colère. Quand soudain, une giclée d’or tordit les câbles, fonça de terre, retombant en nuée pétillante. Un feu d’artifice, des confettis allumés, des boucles jaunes de mimosa, un dégazage de cuves? Allez savoir. La coulée jaune jaillit sous les hauts cris. «On avait percé quéque chose?». On le savait bien qu’il n’y avait pas d’eau. Le reporter n’en croyait plus ses oreilles. En voilà une drôle d’affaire? Avaient-ils cassé une canalisation? Sait-on jamais? Ou tapé dur dans le règne du pétrole sous le plateau? On a tout entendu sur ce sujet. Le reporter ne perdait plus un mot. Du Petroleum vino, voilà ce que c’était, finirent par décréter les anciens. Mais il ne fallait pas trop en dire. Le correspondant jubile. Encore frais comme un gardon, Le Jeannot avait goûté la surface visqueuse. Essuya sa bouche pleine de terre. Mmhm! Que c’était bon! Un goût de miel fruité! se rappelait-il, pris de noble soif. / enivré de cette sortie miracle.
Ennivré, il attribua le phénomène à la Vierge postée au bout du terrain. Il aurait suffi de lui passer le ballon pour qu’elle marque avec ses paluches de béton. Tous en convenait. Il fut décidé, ce jour-là, que le «Petroleum vino», comme ils nommèrent cette merveille, serait mis en bouteille. Là encore, ils savaient faire. Une giclée de SO2... Le tour est jouée... Une cuvée spéciale Club... Vendu au prix du baril... Ça pouvait rapporter... La construction d’un gymnase... On achèterait des stars... On aurait une chaîne de télé... Les Rois du pétrole, les gars... De quoi déglacer les après-match, en installant une tireuse à tête de cheval au bout d’un tuyau. En-dessous, à la place des vignes des derricks comme en Amérique allaient hocher la tête. Le correspondant local ne savait plus quoi en penser.
Assurément des grands matchs allaient bousculer la hiérarchie, une fois le terrain égalisé. La parcelle la plus plate serait réservée aux finales. De belles équipes allaient prendre rendez-vous. «On les a tous vu», accrochés à la tireuse. Les équipes épinglent des noms dantesques sur leurs tee-shirt : «Les Tonneaux percés», «Les Tireurs des litres», «Les Peines à jouer», «Les Fonds de cuve», jusqu’à plus soif. Un été, l’équipe pro de Dijon qui venait de gagner la coupe de France, est même arrivée à toutes jambes. «Rigol’don! Pas pour jouer, ils se sont pris une jablée de rouge!». Les lots sont uniquement des bouteilles. Tout ce qui n’est pas bu à la cave fini sur le terrain, de la première à la dernière. Et le refrain : «Personne de bredouille, la consolante à la buvette!», siffle la fin des matchs depuis 50 ans.
Ainsi, le club se la coule douce, bâti sur une réserve de senior en pleine forme et en Excellence départementale. «Elle a achevé la saison dernière en 4e position avec une bonne entame de championnat», tient à rectifier le jeune président en fonction. Le problème, se dit le journaliste, c’est que samedi, il y a match contre Limoges. Comment l’annoncer? LES ROIS DU PÉTROLE. Par ce gros titre, le journal a vendu la mèche.