Les confidences d'une sans-abri

Je suis Jim EMMANUEL. Adepte de la libre pensée. Amant de la bonne littérature. Amateur d'arts.

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Cette pensée me tourmente. Comme tous les sans-abris de ce pays, ma vie n’est pas un long fleuve tranquille. Les épisodes de mon existence sont émaillés d’infortune. Presque pas de petits instants de bonheur. J’ai perdu le goût de vivre. J’ai déjà pensé à m’ouvrir les veines. Serait-ce l’espoir ou la peur qui me retient ? Peut-être les deux. Bizarrement les évènements que j’ai vécus me suscitent dégoût de vivre mais aussi espérance d’une vie meilleure. C’est là toute la singularité de mon histoire.

Mon histoire a commencé à Marfranc, ma ville natale. Après l’école, comme d’habitude, je restais assise sur un de ces vieux bancs de la cour, attendant que mes parents passent me prendre. Ce vendredi-là, j’attendis pendant quatre bonnes heures d’horloge. Je brûlais d’impatience de rentrer chez moi. Bella, viens! me lâcha ma tante, Simone, en arrivant. Je la rejoignis sans poser de question. Ce jour-là, je ne rentrai pas chez moi. Il me fallut attendre d’être chez ma tante pour apprendre que mes parents étaient morts dans un accident de voiture. Je n’avais que de 10 ans. Cet événement allait chambouler ma vie. Après la 6e année fondamentale, ma tante ne consentit plus à m’envoyer à l’école. Un jour, elle me martela que savoir lire et écrire me suffit largement. Je voulus à tout prix me rendre quelque part pour continuer mes études classiques.

À 16 ans, je fuguai de la maison. Je me rendis à Port-au-Prince chez Nathalie, une amie. Elle m’assura qu’elle m’hébergera aussi longtemps qu’elle le pourra. En papotant, je lui demandai comment a-t-elle fait pour vivre. Elle m’apprit qu’elle a grandi dans les rues de cette ville. Et que pour survivre, elle fit des choses dont elle n’est pas trop fière. À présent, pour subvenir à ses besoins, elle jongle entre deux petits boulots : serveuse dans des petits bars, danseuse dans des night-clubs. Elle omit de me le dire, mais je m’en rendis compte, son véritable gagne-pain c’est son corps qu’elle vend le soir sur les trottoirs de la Grand-rue. Un soir, tandis qu’elle s’apprêtait à sortir, je cherchai maladroitement un prétexte pour aborder la question. Elle se montra peu abordable. Je ne me laissai pas intimider. Je l’acculai. Je parvins à lui tirer les vers du nez. Elle me confia que ça lui rapportait plus d’argent que ses deux boulots. Et, considérant mon physique, si je m’y lançais, je pourrais me faire beaucoup d’argent. Je me montrai désintéressée. La nourriture ne manquait pas. J’étais bien nourrie. Nathalie se revêtait de tenues de plus en plus sexy pour aller au travail. Visiblement, les affaires marchaient. Un soir, lorsqu’elle revint du travail, je lui dis que je me lancerais dans cette activité si elle m’en apprenait toutes les coulisses. Ainsi, elle m’apprit tout. J’étais prête à arpenter les trottoirs de la Grand-rue, prête à gagner de l’argent en échange de plaisir. Beaucoup d’argent facilement gagné! me fit-elle comprendre. Les semaines s’écoulèrent, ma côte de popularité augmentait. Parfois, il n’était même pas nécessaire que je gagne les rues. Les clients venaient à moi. Ils faisaient la queue derrière la porte, attendant leur tour. 150 gourdes la passe, si c’est le missionnaire. 250 gourdes, pour... autre chose. Il faut croire que mon bel embonpoint de jeune femme m’attirait des clients généreux, friands de chair fraiche. Car c’était bien ce que j’étais pour eux, de la chair fraiche.

Un samedi, vers 11 heures du soir, la vie nocturne tardait encore à déserter les recoins de la Grand-rue, Nathalie me flanqua à la porte sans me laisser le temps de faire mes bagages. J’errais ça et là. Finalement, j’atterris à la rue Capois. Tandis que je m’y aventurais désespérément, les bras ballants, j’entendis une voix nasillarde héler : Hé! Psitt! Petite! Petite! La voix semblait venir d’en haut. De manière reflexe, je soulevai la tête. J’aperçus sur un balcon une silhouette de femme qui me fit signe de la main comme pour me commander de m’approcher de la maison. Sans hésiter, je m’en approchai. Un vieil homme vint me recevoir à l’entrée. Il me salua puis m’invita à pénétrer la salle d’attente. Sans tarder, une femme d’âge mûr fit son entrée dans la pièce. Elle siégea en face de moi et s’enquit de ma situation. C’est ainsi que je fis la rencontre de Mme Charles, une maquerelle de renom. Elle me proposa de devenir son employée. Je vis dans cette proposition une occasion de prendre promotion : j’allais passer de la prostitution de trottoirs à la prostitution de salons. Je l’acceptai sans hésiter. Chez Mme Charles, chaque corps avait son prix. Quel était le prix du mien? Tu es jolie, tu es jeune, tu rapporteras beaucoup de clients et tu te feras assez d’argent pour vivre comme une reine. me persuada-t-elle.

Dans cette maison, bien des hommes m’ont connue. L’un d’eux m’a particulièrement marquée : Jack. On s’est rencontrés un dimanche soir. Nous étions seuls dans une chambre. Tandis qu’il me fixait du regard, moi, je ne faisais qu’attendre qu’il passe à l’acte. Qu’il jouisse. Qu’il paye. Puis qu’il s’en aille. Lui, il préféra me complimenter pour ma beauté. Il tint un long monologue, le plus beau que j’entendis de toute ma vie. Pas une fois je ne pensai l’interrompre tant je prenais plaisir à l’écouter. C’était un véritable poète. Pendant un laps de temps, je retins mon souffle question de cacher ma joie. Je lui susurrai un simple merci. Il me demanda de lui raconter mon histoire. Je lui dis que c’était contraire aux règlements. D’un geste lent, il récupéra son portefeuille duquel il tira un beau billet de mille gourdes qu’il me tendit tout en me chuchotant d’un air narquois: ça restera entre nous. D’abord un peu hésitante, je me levai du lit. Je m’assis. Puis je lui résumai l’histoire de ma miséreuse vie. Sans tarder, Jack se rapprocha de moi, m’effleura le dos du bout des doigts. Puis il y appliqua ses paumes. Il me prit doucement par le bras. Je ne m’y opposai pas. Il m’attira vers son torse, m’offrit son épaule. J’y déposai mon front. Je me blottis dans ses bras. Du contact de nos corps naquirent chaleur, réconfort et libido. De la verticale, nous passâmes à l’horizontale. Jack se débarrassa rapidement de ses vêtements. Pour la toute première fois, je jouis.

Plus de nouvelles de mon Jack. J’avais cruellement envie de le revoir. Je n’avais pas eu mes règles. J’étais inquiète. Angoisse, mauvais rêves, nausées, vomissements, tous ces petits maux renforcèrent mon inquiétude. À mesure que le temps s’égrenait, mon ventre prenait anormalement du volume. Pas besoin de test de grossesse. Jack avait laissé son empreinte. Parallèlement, mon état de santé s’aggravait. Je me sentais de plus en plus faible. Était-ce dû à la grossesse ? Je ne savais vraiment pas. J’avais la peur au ventre, peur que cela ne soit dû à quelque chose de bien plus grave. Impitoyablement, Mme Charles me chassa de sa demeure, comme on chasse un chien lépreux. Une fille comme toi, c’est très mauvais pour les affaires! me dît-elle. Me voilà à nouveau à la rue. J’étais en piteux état. Enceinte. Sans argent. Sans-abri. Les hommes ne me fréquentaient plus. Les nouvelles vont vite dans les rues de Port-au-Prince: on raconte que Jack est mort du sida et, vu mon état, j’en étais probablement atteinte. Voilà donc la cause de mon expulsion. Ça me fendit le cœur. Sur le coup, je crus que tout s’écroulait autour de moi. J’en fus tellement secouée que je perdis pendant une semaine la parole. Qu’avais-je aussi d’important à dire? Je perdis l’enfant après 4 mois de grossesse. Après cela, je tentai de reprendre ma vie en main. Je cherchai du travail partout. Malheureusement, on me refusa même les plus basses besognes. À défaut de mendier pour manger, je volai. Après plusieurs mois passés à dormir devant l’église Sainte-Anne, c’est au grand cimetière de Port-au-Prince que je pus enfin trouver refuge, affamée, cachexique, abusée, espérant quand même voir des jours meilleurs.