Les Choix d'une vie

"Vivre comme tout le monde en n'étant comme personne."

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux. » déclara la voix calme de Matteo dans son bureau. Il se parlait à lui-même. Il s'en suivit le bruit sec d'un tabouret qui embrasse brusquement le sol, puis des essoufflements et enfin le silence total. Cinq minutes s'étaient écoulées quand les collègues, ayant répondu à mon appel de secours, parvinrent enfin à casser la porte. Ils se précipitèrent tous à l'intérieur mais pas moi. Je savais déjà ce qui nous y attendait. Je restai silencieux et pensif à l'extérieur, refusant d’affronter la réalité mais leurs exclamations achevaient de confirmer mes craintes. 4h00, l’appel du Muezzin au loin me sortit de ma rêverie ; je décidai enfin de passer cette porte et de faire face à réalité ; on me laissa la place au milieu des stupéfactions et j’aperçus enfin Matteo...
Dix heures plus tôt, on arrivait à l'hôpital pour assurer la garde. Sur le chemin, il n’avait parlé que de Meyers, cette métisse qui a fait trembler son cœur et avec qui il est en couple depuis six mois. Avant de quitter le véhicule, la routine voulait qu'il appelât sa mère avant de descendre. Il le fit assez rapidement « ... oui. Arrivé. Belle journée? Prends soin de toi. Bisou bye. »
Autant Matteo aimait désormais Meyers, autant il divinisait sa mère. C’étaient les deux amours de sa vie. Matteo, un fils aimant, un homme amoureux, un médecin talentueux, un ami fidèle, bref une belle âme. Il était chirurgien et j’étais gynécologue.
Nous descendîmes du véhicule et chacun se dirigea vers son pavillon. La nuit se déroulait paisiblement quand soudain les sirènes de l'ambulance, la barrière qui s'ouvre, les patients conduits aux urgences, les infirmiers qui placent les voies d'abord, luttent contre l'hémorragie, bipent les médecins. Seuls deux médecins sont présents cette nuit : Matteo et Moi. De loin, je pouvais deviner qu'il s'agissait des victimes d’un accident de circulation.
Dans la salle d'urgence, l’infirmier chef nous présentait la situation :
« Enfant de 10 ans... fracture ouverte du fémur avec section de l'artère fémorale... hémorragie contrôlée...
« Femme de 22 ans, Etat Général altéré. Inconsciente. Fais un hemopneumothorax suite à vraisemblablement un volet costal... Nécessite une intervention d'Urgence...»
Maniaque, Matteo écoutait toujours ces présentations les yeux fermés. En vrai il réfléchissait déjà à ce qu'il pouvait faire. Il n'avait donc pas encore conscience de qui était la femme de 22 ans couchée sur ce lit sous assistance respiratoire.
Quand il ouvrit les yeux, il fixa fermement le lit et reconnut la locataire de son cœur. De ses yeux, une averse éclata, mais de sa bouche rien ne sortait. C’était une pluie sans tonnerre ni foudre. Le silence. Cet instant ne dura pas. Pendant que je voulais m'approcher pour le réconforter, il se reprit. « Préparez le bloc » coupa-t-il froidement et avec autorité. Il venait d'enfiler, peut-être inconsciemment sa casquette de chef de Chirurgie. Difficile de deviner en ce moment s'il était capable de mener à bien cette intervention. D'autre part il n’y avait que lui comme chirurgien en ce moment. Je maitrisais la chirurgie gynécologique mais là, il fallait ouvrir le thorax en urgence ; je ne connaissais que les principes, j’allais lui servir d’assistant. Il fallait se préparer pour l'intervention.
Nous venions d'arriver dans l'antichambre du bloc opératoire quand l’entrée brusque de l’infirmier chef tendant à Matteo son portable rompit le silence:
- Appel d’urgence pour vous Dr Matteo
- Allo, Oui... Bonsoir... c'est bien moi... Oui c'est ma mère... aucun donneur à proximité? Oui j'ai le même groupe... tout de suite?... Eh merde...
D’une voix tremblante, il me dit : « C'est Maman. Elle a fait sa crise. Ils ont besoin de sang tout de suite... de mon sang. » Sa mère lui avait transmis ses gènes dont ce groupe sanguin si rare dans la population humaine : O négatif. Là je sentis que la situation prit une tournure fatale car Matteo ne laissait presque jamais transparaître ses émotions et ses sentiments mais en ce moment, ceux qui comptaient le plus pour lui agonisaient et avaient tous besoin de lui: l'une à quelques mètres, attendant quelques coups de bistouri d'une extrême précision, c'est sa compagne, son amour, son soleil comme le nom l'indique, Sun Meyers; l'autre à près de 20 km, au Grand Hôpital, celle qui lui a tout donné dans la vie, et à qui il voulait tout donner, sa mère. Je ne le savais que trop bien: Matteo était face à un dilemme.
Il me confia Meyers, et courut sauver sa mère, abandonnant sa responsabilité de chef de chirurgie. Mais pouvait-il faire autrement ? Que dira-t-on si on apprenait que le Chef de Chirurgie a abandonné deux patients en état critique entre les mains d'un gynécologue? Tout fort qu’il était, sa mère était sa faiblesse.
2h16, j'entrais au bloc.
2h46, à 20 Km :
-Oui tout va bien maintenant elle est hors de danger.
-Vous êtes sûrs? Insista Matteo
-Oui sûr, ses signes vitaux se sont stabilisés, répondit la voix sûre du médecin. Nous pouvons vous donner une chambre où vous attendrez jusqu'au matin.
-Non, ne vous dérangez pas merci Dr. Comme je vous l'ai dit, je suis en poste et j'ai des urgences. Puisque que Mère va bien maintenant et qu'elle ne quittera les soins intensifs qu'à l'aurore, je reviendrai le matin. Pour l’heure, je retourne à l'hôpital.
-Comme vous voulez Dr.
Le sens du devoir appelait Matteo. Il pouvait bien rester mais il ne voulait pas. Sa mère stabilisée, il repensait à son amour. Il se reproche même peut-être d'être parti. Mais le plus sage aurait été de rester là, proche de Mère.
3h36 au bloc :
Je me battais contre cette hémorragie qui venait de surgir de nulle part, pourtant je voulais commencer la suture, j'avais presque fini.
« La Tension chute... » résonna la voix d'une infirmière.
Je compris qu'une grosse artère était touchée et que la phase de décompensation était entamée. Je cherchais où clamper mais le fluide rouge envahissait déjà tout le champ. La vue ne pouvait plus me guider, je me fiai à mon toucher, puis luttant contre la fatalité, je trouvai enfin la fuite et l’obstrua d'un coup. Ouf!!
« Tension artérielle : 60/30 » rappela la voix aiguë de l'infirmière. Je maudis sa voix dans mon for intérieur.
Mais Meyers avait perdu beaucoup de sang, la ligne de son électrocardiogramme devint droite, elle n’était plus. J’avais échoué. Matteo venait de rentrer et me vit quitter le bloc tête basse, il comprit.
Son téléphone sonna presqu'instantanément : « C'est bien vous Dr?... c'est l'hôpital Bipemacho... une mauvaise nouvelle... Votre Mère a fait une seconde crise... besoin de plus de sang. On a fait ce qu'on pouvait, malheureusement votre Mère est partie. Je vous présente toutes mes condoléances. Nous vous attendrons le matin pour les papiers administratifs. »
Il n’écoutait plus, ses lunettes ressemblaient au pare-brise sous la pluie : il pleurait. Il avait fait le pari de sauver ses deux amours et ce pari se finissait en échec. Je n’avais pas été à la hauteur et lui n’avait pas été patient aux cotés de sa mère : il aimait trop Meyers.
Il courut et s’enferma dans son bureau. Je le suivis quelques instants après et, arrivé devant son bureau, j’entendis sa voix venant de son bureau : « Suis-je dans le noir? Ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux. »... On me laissa la place au milieu des stupéfactions et j’aperçus enfin Matteo. Il ne parlait plus. Il avait tout perdu durant cette nuit et avait décidé de se perdre.
Il avait rangé son bureau, il avait signé les documents, il avait enfilé sa veste et sa blouse de médecin, avant de se livrer au supplice de la corde au milieu de la pièce qu’il affectionnait le plus. Même dans la mort il avait gardé toute sa classe et son perfectionnisme. Sacré Matteo. Il n’était pas dans le noir, il n’avait pas les yeux fermés, le monde s’était refermé sur lui.