L'envol

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Une séquence d'images défile dans ma tête : une petite chaumière avec de vieux murs de briques rongés par le temps, une marmite aux parois noircies posée sur un feu de bois, un long trajet en voiture, une pièce froide et sombre, le chant d'un oiseau, un ciel bleu, une agréable brise caressant ma joue et puis le néant...

Cette chaumière que je n'oublierai jamais: là d'où je viens, là où tout a commencé...
Je me rappelle cette matinée d'été; je revenais des champs avec ma récolte de bois pour le feu lorsque j'aperçus une voiture devant notre maison. Une voiture, nous n'en voyions pas souvent au village. Celui-ci étant situé en plein milieu de nulle part, nous étions perdus dans le temps : loin de ce monde qui avançait à grand pas et pourtant membres à part entière de l'humanité.
J'avançais d'un pas prudent et je suis entrée, j'ai posé mon paquet de bois et me suis retournée. Là, j'ai vu un homme assis sur le petit tabouret en pin que mon père avait fabriqué lui-même (comme la plupart des rares petits meubles que nous avions.)L'individu me toisait d'un drôle d'air avant de se lever du siège qui était sans doute trop petit pour lui. Il était grand et svelte, son regard était d'un noir indescriptible comme un puits sans fond, ses cheveux étaient gris. Il paraissait négligé et fatigué par la vie. Maman s'est alors tournée vers moi et dit : « c'est elle notre aînée.... C'est elle qui partira avec vous. » Alors là j'ai compris... J'ai baissé les yeux et me suis résignée. Quelqu'un devait partir pour le bien de la famille car nous étions trop nombreux. En tant qu'aînée, c'était à moi de faire des concessions. Il y a deux ans, papa m'avait fait quitter l'école car nous étions trop pauvres ; ils n'avaient plus les moyens de m'y envoyer, l’école était un luxe que l'on ne pouvait plus se permettre. J'ai accepté, à contrecœur certes, mais j'étais déjà bien heureuse d'avoir ma famille. D'autres de mon âge étaient envoyées à la capitale pour travailler. Moi, j'étais toujours là, m'étais-je dite à l'époque, je n'avais pas à me plaindre.

Mais voilà, c'était mon tour. Je devais partir dans l'intérêt de la famille : pour faire gagner plus d'argent à mes parents. Ce fut sans doute une preuve d'amour de ma part de les aider. Alors je pris deux ou trois vêtements ; je n'avais pas grand-chose. Ensuite j'ai soigneusement plié une vieille photographie de mes sœurs et moi prise à l'école et je l'ai mise dans la poche de ma petite jupe. Je voulais m'accrocher à ceux que j'avais aimés,aussi loin que j'aille : me rappeler leur visage et les jours heureux avec les miens. J'aurai aussi aimé avoir une photo de papa et maman mais nous n'en n'avions pas. Une fois mon tout petit bagage terminé, papa m'a serré dans ses bras et m'a dit : « sois sage mon enfant, suis bien ce qu'ils te disent et ils nous enverront ton salaire chaque fin de mois. Pense à nous, c'est pour le bien de tous. » Bien sûr, tous ! Et moi?! J'ai eu le cœur serré mais j’ai essayé de le cacher pour paraître plus courageuse. Je me suis ensuite installée dans la voiture. Désormais, j'étais seule et livrée à moi-même.

Pendant tout le trajet, l'homme au volant n'était pas très bavard; il s'est contenté de me jeter quelques regards moqueurs à travers son rétroviseur. Il avait sans doute l’impression de m’avoir sorti d'une grotte en voyant que j'étais fascinée par ce que je voyais : j'ai longtemps été emprisonnée dans ce village perdu alors je profitais du paysage.

La route fut très longue; nous n’avions atteint la ville que tard dans la nuit. Je pris plaisir à la contempler avec toutes ses lumières, toutes ces personnes et ces voitures qui circulaient et ces maisons qui caressaient presque le ciel.

À l'entrée de l’appartement, sa femme nous a accueillis avec un regard froid, triste et vide. Je n’ai su que bien plus tard leurs noms : Rila et Aline. Je l'ignorais à ce moment-là mais c'était la fin de ma liberté ; le début de mon calvaire...

J'ai passé des années dans cet appartement froid et étroit, presque laissé à l'abandon. Il était terne et manquait affreusement de couleurs. Il représentait bien ce qui s'y passait ; ce qu'on m'y avait fait subir. Je n'avais pas le droit de sortir de peur que je m'enfuie; il verrouillait la porte lorsqu'ils étaient de sortie. Après mon arrivée, je n’ai jamais plus remis un pied dehors. Je me tuais à la tâche dès l'aurore jusqu’à ce que je n’en puisse plus, à pas d’heure la nuit. On me faisait faire toutes les corvées possibles mais aussi d'autres ignominies. Je dormais à même le sol dans une sombre pièce d'à peine trois mètres carrés. Il y faisait froid et je n'avais même pas droit à une petite lampe. La seule chose qui me tenait la tête hors de l'eau était cette photo que je gardais précieusement : c'était tout ce qui me restait.

Lorsque je faisais des fautes, je passais un sale quart d'heure. Mais bien souvent, je n'en faisais pas, j'étais juste leur souffre-douleur. Ils m’infligeaient des blessures tellement profondes qui me marqueront à jamais ; des cicatrices dans ma chair et dans mon âme. J’ai fini par comprendre : en faisant un jour le ménage, j'ai vu la photo d'une petite fille posée sur la cheminée. Il s'est approché de moi et a dit : « Ça fait un mal de chien de perdre un enfant tu sais! C'est comme si on nous arrachait le cœur. Tes parents doivent sans doute le ressentir ces pauvres imbéciles. Assez bêtes pour croire que je leur enverrais de l'argent. De toute façon, ils ne te retrouveront jamais puisque l’adresse que je leur ai donnée est fausse. D’ailleurs, ils se perdraient si facilement hors de leur trou.... Ah ! tu lui ressembles vraiment sauf qu'elle, elle est plus là. » La voilà ma faute : j'étais en vie alors que leur fille non. Leur cœur avait cessé de battre avec la sienne. Et moi, je devais payer. Pourquoi moi ? Je ne sais pas trop. Peut-être était-ce tout simplement mon destin d'être la personnification de leur rancœur contre la vie.

Sans savoir le nombre exact d'années que j'ai passées ici, je sais que j'ai bien grandi depuis. Je le sais car j'ai pu voir à quel point mon corps a, lui aussi changé. Comme le frère d’Aline me disait souvent lors de ses fréquents passages : « t'es devenue une vraie p'tite femme toi ! '' avant d'assouvir son désir charnel sur moi : un supplice de plus !
J'aimais regarder la ville par la fenêtre quand j'étais seule : respirer un bol d'air frais et parler aux oiseaux qui venaient me rendre visite (les seuls amis qui me restaient). Je les enviais. Oui ce serait tellement si facile si j'étais un oiseau ! Je pourrais être libre et quitter cet enfer. Partir d’ici ; j'y pensais souvent...

Un jour, il faisait beau et le ciel était d’un bleu éclatant. Finalement ce matin-là, je voulais vraiment être un oiseau. Alors, je suis montée sur le balcon, j'ai fermé mes yeux, et je sentis à nouveau le vent frôler ma peau. J'ai mis un pied devant moi et je me suis envolée... Je n'avais plus rien à perdre.

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Je nage dans le néant, dans l’obscurité totale. Puis, j’entends des voix autour de moi : « Elle est sacrément chanceuse !... Une chute d’aussi haut, elle aurait pu mourir... Pauvre petite : elle ne pourra plus jamais remarcher... » . Ces voix me guident et je finis par revenir à moi. Lorsque j’ouvre mes yeux, j’aperçois deux hommes vêtus de blanc en face de moi. Je leur souris... Oui, je suis heureuse car mes pieds m'ont déjà assez servi par le passé : pour m'agenouiller, pour implorer, pour servir mes bourreaux. Aujourd'hui mes autres sens ont été libérés : je peux respirer l'air frais, regarder ce qu'il y a autour de moi sans plus aucune frontière, sans aucun mur. Je peux dire ce que je pense.

L’un des médecins s’approche de moi et me demande :
« Vous rappelez-vous de qui vous êtes mademoiselle ? - Mon nom est... Railovy (Oiseau royal) ! Je reviens de loin mais aujourd'hui, j'ai pris mon envol... Aujourd'hui, je suis libre ! »