Leïla, à armes légales

Leïla s'appuyait sur une béquille à chacun de ses pas. Sa hanche lui faisait mal. Elle s'était vêtue spécialement, pour cette grande occasion, de sa tenue de sport de l'équipe nationale de handball féminine. Sa main était enfouie dans la poche de sa veste d'entraînement, comme si elle s'apprêtait à en sortir un objet. Elle regarda la fourgonnette blanche garée un peu plus loin dans une rue perpendiculaire au stadium. Il y avait suffisamment de bouteille Butagaz dans le coffre afin de porter haut en couleur, en chaleur et en lumière, sa vengeance.
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Six mois plus tôt.

Les doigts enrobés de straps et enduits de résine afin d'accrocher la balle, elle s'apprêtait à déclencher sa frappe des neuf mètres.
Etant la seule gauchère de l'équipe des remplaçants, elle avait pris la place, au pied levé, de l'ailier droit qui s'était blessée quelques jours plutôt à l'entraînement.
Pour son premier vrai match important de sa carrière, elle s'en sortait plutôt bien. Elle était déjà l'auteure de deux passes décisives et d'une belle roucoulette qui avait trompé admirablement bien la gardienne. Un geste plutôt osé pour une compétition de cette importance, mais Leïla était ainsi, toujours un peu "borderline".
Issue d'une famille modeste, le sport l'avait aidé à sortir du cercle vicieux de la petite délinquance. Son père, ouvrier dans une usine de conditionnement de produit alimentaire, l'avait élevé seul, sa mère étant décédée des suites d'un cancer alors qu'elle était encore enfant. Elle s'était retrouvée en échec scolaire adolescente préférant passer son temps sur les terrains de sport.
Son bras allait fuser dans l'air, lorsqu'elle perçut le regard haineux de la capitaine d'équipe.
Devant l'entraîneur et les discours médiatiques d'après match, les filles étaient solidaires et montraient un sourire complice. Mais dans les vestiaires c'était une vraie lutte des classes qui scindait l'équipe. Ce regard hargneux la poussa dans ses ultimes retranchements.
Sa partenaire avait fait block contre la défenseuse qui se retrouvait acculée sur la ligne de délimitation de la zone des trois mètres. Elle s'enfonça sur la ligne des six mètres. La capitaine qui avait le rôle de pivot se retrouva sur sa trajectoire lorsqu'elle s'élança dans les airs à pleine vitesse. Elle la percuta violemment ce qui la déséquilibra dans son élan et la fit valser de côté contre le rideau défensif des joueuses adverses. Leïla retomba de tout son poids sur la hanche et sentit un craquement lui déchirer la jambe.
Le sifflement strident du sifflet de l'arbitre arrêta aussitôt le match. Et marqua, par la même occasion, la fin de sa carrière d'athlète de haut niveau, car elle ne pourrait plus jamais remarcher normalement.

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Assis au volant de sa Peugeot 406, Sylvain observait les alentours. Le quartier était bouclé. Une vingtaine d'agent de la DGSI, les services de renseignements français, se tenait prêt à intervenir au moindre signe suspect.
Il avait reçu une information d'une source sûre que des bouteilles de gaz avaient été vendues à une femme qui avait l'intention de commettre un attentat contre l'équipe nationale de handball féminine.
Une passante rentra dans son champ de vision. Elle lui rappela étrangement sa collègue, Clarisse Frankel, qu'il n'avait pas vu depuis un moment. Elle travaillait sur le délicat dossier d'une vague de terrorisme perpétrée par des fanatiques écologistes dans le plus grand secret même au sein du département de la DGSI.
Un peu plus loin, une autre femme était assise sur le banc d'un square. Une béquille était posée contre le dossier du banc.

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L'autocar s'arrêta devant la grande façade en brique rouge du stadium. Leïla, depuis le square, ne pouvait pas voir les joueuses à cause des vitres teintées du car, mais précisément à l'endroit où elle se trouvait, elle avait une vue assez dégagée sur la porte de sortie.
Une à une, ses anciennes équipières en descendirent, le visage concentré, sous le regard de l'entraîneur vêtu d'un costume gris et d'une chemise blanche. Elle voulait les voir toutes avant d'appuyer sur le déclencheur.
La dernière joueuse passa la porte et s'avança sur le trottoir. Leïla avait le doigt posé sur le bouton, prête à engendrer un massacre. Lorsque la joueuse tourna le visage soudainement vers elle.
Leïla se figea alors de stupeur. Elle cligna des yeux pour être sûr de ce qu'elle avait vu, mais la handballeuse s'était déjà retournée et marchait vers l'entrée réservée aux athlètes. Comment était-ce possible? Le temps s'était arrêté, son doigt s'était figé dans l'espace. Les joueuses étaient rentrées dans le stadium. L'autocar avait redémarré et s'engageait dans le parking.
L'attentat n'eut jamais lieu.

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Ce qui s'était passé à cet instant là ? Elle ne le sut jamais. Mais elle était absolument certaine de ce qu'elle avait vu.
Elle-même.
Elle s'était vu elle-même descendre de l'autocar. Elle avait effectué des recherches sur chacune des membres de l'équipe nationale mais aucune ne lui ressemblait.
Jour après jour, le temps avait fini par la convaincre, le destin lui avait envoyé un signe et lui avait évité de commettre l'irréparable.
Elle s'était trompée de voie, le terrorisme et la violence aveugle l'aurait conduite vers un échec inutile.
Elle commença alors à ouvrir les yeux sur une nouvelle vie possible et sa rencontre avec Ismaël fut déterminante.
Elle se rendait de temps en temps à la grande mosquée de Paris, aimant observer les moineaux virevolter librement dans la salle haute de plafond du lieu saint, quand elle l'avait aperçu la première fois. Il était chercheur à BnF, la Bibliothèque nationale de France, à Paris, et diabètique. En s'occupant de lui, elle avait peu à peu distillé les ressacs de sa haine dans les attentions du quotidien.
Elle avait reprit une activité salariée, comme assistante administrative, où elle ne souffrait pas trop de son handicap physique, et en parallèle suivait des cours par correspondance du CNAM afin d'entamer sa reconversion professionnelle. Devenir avocate. C'est cette voie qu'elle emprunterait désormais afin de prendre sa vengeance sur la vie. Elle retrouva ainsi peu à peu son esprit combatif qui lui avait permis de se hisser sur les plus hautes marches des podiums sportifs.

Ce soir là elle travaillait justement sur ses cours de droit. Elle avait commandé chez MyLunchBox, un nouveau concept de restauration rapide, une boîte-repas, la Bollywood Box, incluant un repas indien et un divertissement, qu'elle avait récupéré dans une consigne alimentaire à la gare de Lyon.
Avec Ismaël, ils n'avaient pas fait l'amour depuis un certain temps, et le film inclus dans cette lunch-box serait un bon prétexte pour passer la soirée ensemble. Elle alla l'accueillir.
– Ca va chéri? La journée s'est bien passée ?
Ismaël la regarda quelques instants, les traits du visage très fatigués, puis fondit brusquement en larme.
Leila le regarda, incrédule, ne comprenant pas ce qu'il lui arrivait.
– Leïla, je t'ai trompé.
Ismaël lui déballa alors son histoire comme un paquet cadeau empoisonné: l'employée de ménage au bureau qui lui avait fait des avances et à qui il avait cédé, le manuscrit ancien sur lequel il travaillait actuellement qui avait été dérobé et remplacé par un faux, puis les menaces qu'il avait reçu s'il venait à parler de cette histoire. Il était pris au piège et semblait complètement désemparé.
Leila l'avait écouté attentivement. La déception, la colère, les larmes s'étaient tour à tour immiscées dans son cœur. Jusqu'à ce qu'enfin la vérité lui apparaisse clairement. Elle aimait Ismaël, elle allait se battre pour lui et mener ce nouveau combat que le sort lui destinait: confondre ces adversaires sans scrupules sur le terrain de la justice, et cette fois, les battre à armes légales!