Le trépas, au préalable

“Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Probablement aucune. Tout est morose, tel un cœur fané. Je me pince le bras, je tire : je veux me faire du mal, comme pour avertir mon esprit que je reste là, comme pour prévenir mon âme qu’il est grand temps de faire le tri, comme pour prouver à mon cœur que je suis encore capable. Mais capable de quoi ?

Je me lève sans me lever, je marche sans marcher. À ce stade-là, je me conçois comme invincible : plus rien ne creusera mes blessures, plus rien ne les écartèlera. Et pourtant. Suis-je devenue celle dont l’esprit n’a plus de maison ? Suis-je désormais la porteuse d’un monde incommunicable ? Béantes, mes plaies cherchent à me répondre. Je bois leurs paroles ; je sais que rien ne peut me protéger de ce que je possède en moi, cet intérieur environné de tant d’incertitudes.

Je marche sans marcher, je touche sans toucher. Je secoue. Tous et personne. Chacun et chacune. Rien. Je sens mes pieds brûler sur les tisons ardents que j’ai parcourus. Pour tous et personne. Pour chacun et chacune. Pour rien. Je grimpe les montagnes de renoncements et de résignations devant lesquelles mon cœur avait pétri. Sens dessus dessous. Je grimpe. Encore et encore. J’arrive au plus haut. Au sommet. Et je pense à ce qui n’y est pas au détriment de ce qui y est.

Devrais-je retourner ?

Je touche sans toucher, je regarde sans regarder. Je perçois ces lieux : existeront-ils encore lorsque nous les aurons quittés ? Il fait nuit ; je ne le sais pas, je le sens. Et la lune poursuit le soleil d’une carence qui ne se nomme pas. Elle comprend, tout comme moi : rien ne les unira. À part la distance qui les sépare. Je scrute aux environs. Rien. Est-ce parce que je suis dans le noir ? Parce que j’ai les yeux fermés ? Est-ce les deux ? Est-ce aucune ? Je ne le sais toujours pas.

Je regarde sans regarder, je sens sans sentir. Je continue. Le chemin me parait désormais long. Mais où vais-je exactement ? Est-ce aux pieds de l’alchimie qui connecte deux êtres ? Pourquoi dans mon cas n’a-t-elle pas opéré ? Pourquoi m’a-t-elle rendue ainsi, impossible à vivre pour l’autre, au point de le pousser à fuir ?

Je sens sans sentir, je pleure sans pleurer. Je renonce à l’agonie qui frappe aux portes de mon cœur indocile. Qui y est. On aurait dit une évidence : nous voilà ensemble, elle et moi, comme si nous étions à deux avant même de l’être. J’ignore la notion du temps. Comment devrais-je la mesurer ? Par les mots prononcés ? Par les êtres croisés ? Par les mondes rencontrés ? Ou par cet amour naïf et brut qui laisse les fanatiques penser qu’une seule vie ne suffirait pas ?

Devrais-je retourner ?

Je pleure sans pleurer, je dis sans dire. Que je ne savais parler que le langage des âmes. Que mes paroles ne sont autres que des tribus nomades. Que mon cœur déborde de non-dits, mais que mon silence parle autant que mes mots. Que j’aurais aimé vous confier ce qui méritait encore d’être entendu. Les cicatrices, mon amant. Je le sais : elles m’accompagneront jusqu’au bout de la nuit, sans revendications. Elles me seront plus fidèles que mes fidèles.
Je dis sans dire. Je pense sans penser. À ce spleen qui s’est installé, s’emparant de tout et de tous. De chacun et chacune. De rien. Ces nuages-là, on ne sait pas quand ils s’arrêteront. S’ils s’arrêtent un jour. Et s’il ne devait y avoir qu’un moment, ce serait celui-là. L’instant où j’ai compris que c’était à moi que je devais prouver que j’étais capable de garder les morceaux de mon cœur assemblés.

Je fais marche-arrière. Je suis de retour. Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Idem, je l’ignore encore.

Pourquoi me regardent-ils ainsi ? Je ne le vois pas, je le sens. Seraient-ils en train de scruter mon âme ? Nous sommes pourtant encore là, elle et moi. J’essaie de les consoler. De tendre mes bras vers ces êtres que je ne peux plus saisir. Pourtant, c’est moi qui devrais être saisie. Par tous ceux qui sont là maintenant. Par leurs bras qui n’ont pu me sortir du gouffre d’ardeur dans lequel je me noyais. Par leurs mains aussi infâmes que celles qui m’étranglaient. Par leurs doigts qui n’ont su caresser mes blessures grandes ouvertes qu’aucune ferveur n’a réussi à combler. Par leurs mots qui n’ont pu m’arracher de l’étreinte suffocante de ma survie morne et brumeuse. Par leur incapacité à éloigner les démons de mes nuits. Par leurs cœurs aussi erronés que celui qui a détruit le mien. Un cœur que je concevais comme intact.

Pourquoi sont-ils autant gênés ? Je ne le vois pas, je le sens. Arriveront-ils à rester fidèles à l’idée qu’ils se sont faits de moi ? À éterniser la rectitude d’une vie de laquelle on a kidnappé la plénitude ? Respireront-ils la contagion de la petitesse, de l’obscurité, du cœur sec ? Ils sont gênés. Ils s’agrippent à moi, à l’idée de me sauver. Pour ne pas avoir à sympathiser avec la culpabilité. À coucher avec le regret d’avoir vu une vie pétrir sous leurs nez. À mesurer la durée de l’absence : un jour ou cent, c’était pour eux, à ce moment-là, la même chose.

Pourquoi me pleurent-ils tellement ? Je ne le vois pas, je le sens. Leurs larmes d’une intensité qui les condamne à tout ressentir, qui laisse leurs pensées filer à leur guise, où bon leur semble. C’est alors que j’entends sans entendre, que je capte leurs contentions les plus profondes blâmant l’injustice, dont le comble est de m’avoir là et être cependant privé de moi. Néanmoins cela m’amuse, de sentir leur état de grâce piétiné par la mélancolie que leur rapporte ma personne, reflétant les entraves qui pourrissent et durcissent mon cœur.

Alors je fais la seule chose que je sais faire, la seule chose dont je suis encore capable. J’imagine en imaginant. Que les couleurs n’existent pas. Que les cœurs ne se fanent pas. Que les âmes ne renoncent pas. Que je peux raccommoder leurs absences, du bout de mes doigts.

J’ouvre mes yeux sans les ouvrir. Je comprends ; c’est fini. Je suis sans être. Je me laisse emporter par le vent de la destinée. Au revoir. »