Le silence de la nouille

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À première vue, c'était une simple maison devant laquelle une dizaine de personnes auraient décidé de faire la queue ensemble, en file le long du mur, devant une porte close. Cette ruelle était résidentielle, le quartier aussi, la maison avait donc toutes les raisons d'être une résidence privée. Pourquoi donc faire la queue ici, devant cette maison-là et pas une autre ? Pas d'arrêt de bus, pas d'écriteaux ni de vitrine indiquant un magasin, pas de petits drapeaux sur la porte indiquant un restaurant, alors pourquoi ? 

Un vocabulaire trop limité pour demander aux gens qui attendent. Une grande curiosité cependant, et un petit élan d'aventure. Courageusement, sans poser de question, rejoindre la queue pour attendre avec les autres en silence. Personne ne se parle, personne ne semble se connaître. Le temps passe et d'autres nous rejoignent. Nous sommes bientôt une vingtaine. Dix minutes. Attendre encore un peu. 

Une vieille femme renfrognée ouvre la porte. Après l'entrée, une salle de restaurant vide où la vieille nous place, par ordre d'arrivée. Assis au bar sur un tabouret. Derrière le bar un vieil homme, sûrement le mari de la vieille. De grandes cuves qui bouillonnent doucement sur le feu, des casseroles, des piles de bols, des caisses de bois superposées, à l'intérieur des petites portions de nouilles disposées par tas. Un restaurant de rāmen, pas de doute. 

La vieille passe pour transmettre les premières commandes. Envie d'une bière, sumimasen ! En guise de réponse, un marmonnement de la vieille qui tourne les talons et va prendre la commande des autres. On prend la commande par ordre d'arrivée. Le moment venu, choisir la base du bouillon, la taille du bol et puis c'est tout, il n'y a pas de cartes ici. Miso, grand bol, et une bière. Elle acquiesce, sans un mot, sans un regard, déjà repartie vers le client suivant. 

On passe la commande et on se tait. Les clients ne s'adressent pas la parole, la vieille et le vieux non plus. Pas de musique de fond, ni de décoration. Certains regardent leurs téléphones, d'autres lisent un journal, ou un livre. Pas vraiment de fenêtres, mais des ouvertures un peu plus haut sur le mur. Une salle assez sombre sans être lugubre. Les allées et venues de la vieille, les bruits de vaisselle du vieux qui s'active en cuisine.

Concentration. Des gestes rapides, efficaces, mesurés, rodés. Les dernières commandes sont alignées au-dessus du bar. Il arrange son plan de travail en consultant les commandes, mais rien ne cuit pour l'instant. La mise en place se termine quand sa femme le rejoint. 

La cuisson commence. Chaque portion de nouilles est placée dans une passoire, et plongée dans l'une des cuves où l'eau bout. Pendant ce temps la vieille prépare autant de bols qu'il y a de passoires. Le vieux profite du temps de cuisson pour consulter ses commandes, sécher des bols, et remplacer sa femme qui apporte les boissons. Puis essorage, distribution, finalisation.

Service par ordre d'arrivée évidemment. On joint les mains devant la soupe, on ferme les yeux, on ose à peine prononcer la formule usuelle : itadakimas. Pendant la première vague de service, le vieux a ouvert un robinet sur les cuves de cuisson : refroidissement du bouillon. Sa femme revient. Toujours pas un regard, pas un mot entre eux. Ils savent ce qu'ils ont à faire, s'exécutent en symbiose et en silence. La deuxième vague commence. 

Les premiers bruits d'aspiration des nouilles qui battent contre les lèvres avant de claquer contre le palais. Aspiration sonore, de connaisseur. De belles gorgées de bières qui appellent une expiration, une exultation discrète. Des bruits de verres qu'on pose sur la table. La vapeur d'eau qui s'installe, la buée sur les vitres. Un parfum de bouillon qui flotte dans la salle, et qui creuse l'estomac. Soudain la faim, et le rāmen arrive aussitôt. 

Dégustation silencieuse, absorbée, méthodique. Finir le bouillon, poser le bol, lever les yeux. Après avoir payé à la vieille, la première vague de clients sort par une nouvelle porte, de l'autre côté de la pièce. Être appelé à la caisse avec le reste de la deuxième vague, une fois la troisième et dernière vague de clients servie. Faire la queue à la caisse, payer par ordre d'arrivée. Sortir de l'autre côté de la maison. Être heureux, l'impression d'avoir participé à quelque chose de plus grand que soi, quelque chose d'important, et d'anonyme. Faire le tour de la maison et voir une nouvelle queue se former devant l'entrée. 

Même pas envie de faire un autre tour de manège, la gourmandise c'est pour les petits plaisirs, pas pour les grands repas, qui font les moments uniques, authentiques, et magiques. Pas de mots non plus pour décrire ce rāmen, mais beaucoup de respect, pour la recette, pour le savoir-faire, et le travail de ce couple. Pas d'adresse non plus, je n'ai pas su retrouver le restaurant. Il a peut-être disparu, il n'a peut-être jamais existé, ou alors on ne peut y manger qu'une seule fois dans sa vie. Une fois c'est déjà bien, et puis ça me suffit.

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