Le petit Claude

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux ». Pour aller à Panzi, tu passes par le rond point Major Vangu dont le monument méconnaissable et crasseux avilit un terrain vague et perdu servant concomitamment de marché indescriptible, de reposoir et d’entrepôt de déchets ménagers et autres ordures. Imagine comme elle pue !
Tout le quartier est longé d’une route nationale qui le scinde en deux. Tôt le matin, la rivière Ruzizi est sous une beauté du soleil levant entretenu dans la brume quotidienne. Les maisons à peine visibles se perdent dans un brouillard blanc. Les flocons se dissolvent dans le ciel écumeux. Les maisons apparaissent à petites vues dans l’horizon lointain. La brume s’esquive et la maison de Bisimwa s’étale.
Elle est bâtie en briques ternes, une toiture rouge comme les portes et les fenêtres. Le petit Claude s’étend dans un berceau dans une chambre que les rayons scintillants éclairent à travers la fenêtre vitrée. Dans le petit salon, un homme à une moustache rousse, assis dans un fauteuil, lit une bande dessinée. Son nom est Bisimwa. La mère du petit Claude est morte quand il n’avait que cinq mois.
Le soir pesait, silencieux et le soleil se couchait sur la ville basse. Bisy marchait trop vite, à grands pas dans une poussière qui imprimait sa couleur sur les manches de son pantalon. « Ma femme allaitait le bébé et maintenant elle est enterrée... Je la laisse derrière moi ». Il marcha trop vite en titubant. « Elle est morte». Un oiseau survola un grand arbre en face de lui, se percha sur un rameau et chanta. La couleur bleue du ciel se fonçait, les nuages devenaient floconneux et un vent doux soufflait. Le sang coulait dans ses veines, chaud et abondant. Il cria très fort : « Elle allaitait le bébé et maintenant elle est morte ». Il respirait de grosses bouffées d’air. Il s’arrêta un instant et soupira. « Elle est morte».
Le deuil fut levé. Le premier soir après, l’affaire prit du sérieux. Dans sa robe de cuisine en soie indigo, il râpait ses oignons et tomates avec lesquels il épiçait ses poissons frits. Il grommelait entre ses dents d’une voix à peine audible. « Sacrée vierge, il s’en dort encore. J’ai tout intérêt à trop vite faire. S’il se réveillait... Nom de Dieu !  Claude ronfle... Il ronfle parfaitement comme sa mère ». Une larme s’échappa de son œil droit et traça un fin sillon sur sa joue enflée.
Le Petit Claude, dans sa grenouillère, était roulé dans un berceau que le regard de son père ne quittait pas. Sa petite figure blonde était enfuie dans un drap tout blanc. Il ouvrit ses yeux, bâilla, gigota, les pieds hauts, et lança des pleurs de sa voix aigue comme une craie grince sur un tableau. Son visage devint rouge comme un piment. Il se débattait aigrement dans son drap, tout blanc comme le lait, qui le roulait. Il accentua ses cris et rougit encore.
Bisy était distrait, ses oreilles étaient tordues et embrouillées par les pensées infinies qui coulaient dans son cerveau comme un bourdonnement d’abeilles. Il était déjà habitué à entendre l’enfant pleurer et ne pas se ménager puis qu’il y avait une mère qui se ménageait pour lui. A chaque fois qu’il pleurait, elle accourait vers lui, le pressait délicatement contre sa poitrine et lui soufflait tendrement à l’oreille : « Ne pleure pas mon ange, ta mère est là ! »
Dans un premier temps, il se représenta sa pauvre femme dans son sourire habituel qui se hâta vers le bébé, le prit soigneusement, l’étendit sur son épaule et le calma sans coup férir. Il s’accouda, laissa voir deux fossettes sur ses joues, un sourire forcé qui cachait mal sa souffrance. Son visage était blanc de pâleur. Il mordait sa lèvre inférieure et se trémoussait misérablement. Son cœur battait précipitamment, sa respiration accéléra, puis se coupa. Ses yeux sortirent de leurs orbites creuses et rougirent.
Après, il vit toute cette belle image se fondre, puis s’évaporer et se dissiper à la dérobée. Il fut bouleversé. Il frotta ses yeux, les braqua sur le bébé et constata qu’il était rouge comme un piment, pleurait comme une craie grince sur un tableau. Il jeta sa louche, s’essuya les mains par une serviette, accourut vers le bébé dont il s’empara en frôlant le berceau. Il sillonnait tout le salon en s’excusant. Quand Claude se calma et il lui donna un biberon qu’il sirota avec plaisir. Un instant après, le plafond était recouvert d’une fumée blanche qui venait de la cuisine. Tout était calciné.
La lumière pénétrait à travers les fenêtres, le vent secouait les arbres aux alentours de la rivière et la brume disparaissait. Bisy lisait un roman. Son képi était posé sur le pli de son genou, ses lunettes couronnaient le front de son visage et un cigare traînait dans sa bouche.
Claude dormait paisiblement dans le fauteuil voisin avant qu’une mouche qui bourdonnait à ses oreilles ne l’eût réveillé. Il se renversa sur son fauteuil dont la mousse s’étendait froidement sur ses joues flasques et lui chatouillait les oreilles. Ses yeux s’obstinaient à se fermer et ses pieds se repliaient sur ses fesses. Il bâilla, se frotta les yeux et cria d’une voix qui mordit le tympan de son père comme si une cloche sonnait à ses oreilles.
Excité, il sursauta et saisit l’enfant dans ses grosses mains. Il le berça en allant et venant dans tout le salon. Ses yeux étaient rivés vers le plafond et constataient les sillages crasseux rendus par l’âge. L’enfant s’était endormi et il le remit dans son berceau.
Il resta debout et crispa son visage à la recherche du roman. Il s’assit et s’accouda sur ses cuisses. Il se leva, frictionna son menton et inspecta tout le salon. Rien ! Il sortit dehors en frisant ses cheveux et s’accroupit près de la fenêtre. Soudain, il se tourna vers un seau aqueux de couleur noire qui traînait à ses pieds et dans lequel son livre flottait. « Quel sale diable ! Mon livre est trempé. » Il gigota son pied droit de colère, tapa sa main gauche sur le mur et s’y pencha. « Ce livre aussi.»
Un rayon solaire le réveilla, piquant comme une aiguille. Il se pressa dans des abîmes de sommeil, ouvrit les yeux, se tourna en bâillant, étendit les bras en les balançant, remonta ses genoux jusqu’au menton, s’emballa totalement dans son drap et ferma les yeux. Le soleil brûlait son dos. Il s’assit, puis se leva pour flâner dans sa chambre en robe de nuit. Au retour du bain, son corps lui était velouté. Il s’habilla à la hâte, prit Claude et partit. Il était dimanche.
Le père Nicolas était dans sa cure depuis quatre ans. A l’autel, il se présenta dans sa robe violette, ses sandales noires cirées et ses lunettes qui tenaient comme des jumelles. A la consécration, il avait des yeux tournés vers le ciel, un calice de vin et une eucharistie sur un plateau dans ses deux mains levées. Claude somnolait sur l’épaule de son père. Quelqu’un toussa à ses oreilles et le réveilla. A la seconde, il répandit des pleurs.
Les pleurs cinglèrent le tympan du curé qui laissa le calice et le plateau s’échapper de ses mains grasses. Les yeux sortirent de leurs orbites. Les pommes de main collèrent sur les bouches. La messe s’interrompit. Le curé gela comme une statue. Bisy le regardait, regardait Claude et tournait sa tête pour regarder les chrétiens.
Bouche bée, il se leva d’un geste ennuyé et fit des pas lourds qui dérangèrent le culte. Les chrétiens le dévisagèrent avec méfiance. Son enfant lui brûlait la poitrine et il avait peur comme un enfant qui a cassé le verre de sa marâtre. « Nom de Dieu ! Il gâche encore ma journée. » Il fit un signe de croix et disparut dans le vestibule. Dehors, la pluie fouettait la cour de la paroisse et butait en rafales sur le dos de Bisy qui se courbait pour protéger Claude sous sa poitrine bouffante. Le pavillon le plus proche en face était à quinze pas de marche. Dans la pièce, il soupirait d’une bouche béante. Mais pour tout dire, il aimait Claude et tous les deux étaient comme cul et chemise.