Le père prodigue

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Mon vieux se fait vieux. C'est tout de suite ce que j'ai pensé quand il m'a écrit. Pas de nouvelles de lui pendant dix-neuf ans. D'un coup, bim : sa griffe dans ma boîte à lettres. Qu'est-ce qu'il pouvait bien me vouloir ? Pour déconner, je l'ai pas ouverte pendant dix-neuf jours. Ma petite vengeance. Puis je me suis dit que s'il m'écrivait, c'est sans doute qu'il allait clamser. Si ça se trouve, il était déjà raide. Je pensais à ça et je me disais, nom de Dieu, ça me fait rien. Qu'il ait canné ou ouvert un bar à putes à Bangkok, je m'en cognais. Mais bon, c'était toujours mon paternel. Alors, j'ai décollé la languette de l'enveloppe. Cette pourriture n'avait pas fait la paix avec les mots. Y avait juste ça :

« Salut Fils. Je sais pas trop ce qui s'est passé entre nous. J'espère que tout va bien pour toi. Donne de tes nouvelles. Ton père. »

Ouais, je me suis dit. Il s'est chopé un cancer, y veut renouer avec la chair de sa chair. Sacré vieux con. Il savait très bien ce qui s'est passé. Il s'est passé que je m'emmerdais avec lui. Depuis que ma vieille avait cassé sa pipe – putain, un coup de boule d'une girafe dans un zoo, le temps d'arriver à l'hosto c'était fini, si je l'avais pas vu je l'aurais pas cru – , mon vieux était devenu imbitable. Il sortait plus de la maison que quand il avait pas le choix. Il a fait tirer tous les négatifs de sa femme. C'était plus une baraque, c'était un mausolée. J'avais, quoi, cinq, six ans quand elle est morte ? Je crois qu'il m'en voulait. C'était pas de ma faute : tous les gamins veulent aller au zoo. J'ai pas plus insisté qu'un autre. Et puis, merde : la girafe, c'était pas moi. Mais je m'égare.
Le truc, c'est que je supportais plus mon père. Je pouvais pas vivre dans son monde miniature. J'avais besoin de respirer, quoi. Alors à dix-sept ans, je me suis cassé. J'ai bossé tout l'été pour me faire du blé. En septembre, j'ai pris l'avion. J'avoue, j'aurais pu partir moins loin : je suis allé en Chine. Mais je l'avais prévenu, mon vieux. Tout gamin déjà, je lui disais : « Tu peux pas rester comme ça, bouge-toi le cul ! » Il me regardait, l'air con, une clope au bord des lèvres – parce qu'il s'est mis à fumer après la mort de sa femme, en plus – et une canette de binouze à la main. J'étais censé supporter ça ? Quand les copains m'invitaient chez eux, je pouvais pas leur rendre la politesse. Adolescent, quand mes copines disaient « On va chez toi ou chez moi », je pouvais pas faire autrement que squatter. Alors voilà, tout le monde s'est mis à penser que j'habitais dans un taudis. Au vrai, c'était devenu un taudis. Mais ça avait été un palais, je le jure devant Dieu. Bon.
Après ça encore je l'ai prévenu : « Si tu te bouges pas, c'est moi qui vais bouger et tu vas te retrouver tout seul ». Il m'a dit : « Je suis déjà tout seul. » Je l'ai mal pris, mais je comprenais ce que ça voulait dire alors je lui en ai pas voulu. Mais je me suis barré. En Chine.
Je lui ai envoyé des cartes. Pendant deux ou trois ans – j'ai bougé, en Chine et en Asie – j'ai pas déménagé sans lui donner ma nouvelle adresse. Je lui ai même téléphoné. La plupart du temps, il décrochait pas. « Les sonneries, c'est comme une présence », qu'il disait. Les autres fois, le temps de lui dire : « C'est moi, papa », il avait raccroché. C'était lui mon père, pas le contraire. S'il voulait jouer au gamin, c'était sans moi.
J'ai de moins en moins essayé de lui donner des nouvelles, puis je suis passé à autre chose. J'avais ma vie, maintenant. Il m'en voulait pour la mort de ma mère. Il m'en voulait d'être parti. Il m'en voulait d'être parti à dix-sept piges. « Le bac ça sert à rien en Chine », je lui disais. J'avais raison : on m'a jamais demandé de diplôme mais ce que je savais faire. Je me faisais embaucher quelque part, je prenais le pouls et ensuite je lançais mon business. J'ai été riche, plusieurs fois. J'ai tout perdu, à chaque fois. Mais je m'en foutais. Je me marrais. J'étais pas de ceux nés pour entasser du pognon. L'argent, c'est comme les hommes, ça doit circuler.

Mais les hommes, c'est comme les billets de banque : ça s'use. Et comme un homme se remplace pas, il faut se poser. Mon vieux se fait vieux, mais moi aussi je suis devenu un vieux con : j'ai trop vadrouillé, je suis revenu en France. J'ai trouvé une compagne. On a même fait un gosse. C'est un peu pour lui que j'ai ouvert cette foutue lettre. Y commençait à demander un peu trop souvent où était son papi. La gueule que fera le papi la première fois qu'il se fera appeler papi... En attendant, je lui ai répondu. Je l'avais un peu mauvaise pour le « je sais pas c'qui s'est passé », mais j'ai pas moufté. Je lui ai dit ça va, j'ai raconté deux, trois trucs mais pas trop. Qu'il pense pas que tout était oublié. Pis, si j'avais rien à lui reprocher, je lui devais rien non plus. C'est comme ça qu'on s'est échangé quelques lettres. On s'écrivait pas grand-chose. C'était surtout : « Ça va, toi ? Moi ça va. » C'est quand on s'est revus qu'il a fallu causer. Pas le choix. On s'est retrouvé dans le bouge d'une ville entre nos deux bourgades, à se regarder comme des cons. On avait dix-neuf putain d'années à rattraper, ça prend pas trois minutes. Je l'ai un peu cuisiné pour savoir ce qui l'avait décidé à m'écrire. Il m'a sorti des conneries. Rien, reprendre de mes nouvelles, j'étais son putain de fils. Pas de cancer, pas de fils caché, pas de bar à putes à Bangkok. Y avait rien. Mais j'ai deviné. J'ai lu entre les lignes de ses paroles. Y avait juste qu'il avait cinquante-neuf balais, et une sacrée frousse de passer les soixante tout seul. Comme cadeau, je lui ai promis qu'il rencontrerait son petit-fils. Il a failli chialer. J'avais raison : mon vieux se fait vieux. Sacré vieux con. Je crois bien que je l'aime.

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