Certains soirs sur les mers d’Orient,
On peut voir, bravant le courant,
Des méduses luminescentes
Qui éclairent la nuit... [+]
Je n’ai rien senti en mourant. Pas un éclat de lumière, pas un souffle de vent. J’étais chez moi, dans mon lit et l’instant d’après, je me trouvais dehors, au milieu de la nuit. Les étoiles scintillaient dans un ciel sans lune. L’air était frais, juste assez pour provoquer cette agréable morsure annonçant l’hiver. Une plaine enténébrée s’étalait alentour : le même décor à perte de vue. Devant moi, serpentait un sentier. Je l’empruntai. Je distinguais une lueur au bout. Elle grossissait à chacun de mes pas, jusqu’à ce que je puisse distinguer la silhouette d’une maison. C’était une chaumière. De sa cheminée, s’échappait la fumée d’un feu de bois. Les fenêtres brillaient de mille lumières chaleureuses. Une douce odeur de gâteau sorti du four en émanait. C’était le parfum de mes rêves. J’avais toujours voulu habiter une telle maison, fonder une famille, un foyer. J’esquissai un sourire. Alors c’était ça, le paradis. J’avais mené une brave vie et voilà qu’elle était enfin récompensée, par l’accomplissement de ce souhait d’enfant.
La porte de la chaumière se dressait devant moi. Personne ne vint m’ouvrir. Je toquai alors. Les coups retentirent nettement dans le silence. La porte demeura close. Et si on ne m’avait pas entendu ? Je tentai à nouveau ma chance. Toujours rien. J’eus presque envie de rire en songeant que je n’avais même pas pensé à pousser la porte, tout simplement. Ça me ressemblait bien, moi qui croyais sans cesse que tout m’était fermé. C’était peut-être vrai dans la vie, mais sans doute pas ici, au paradis. Je saisis la poignée et poussai. La porte resta fermée.
Mais pourquoi demeurais-je donc stupidement vissé sur le seuil de cette maison ? Et s’il y avait une autre entrée ? Et dire que je n’avais même pas pensé à faire le tour de la bâtisse ! Le paradis demandait sans doute un esprit curieux et entreprenant. Je marchai alors le long des murs de la chaumière. Aucune autre porte. On ne distinguait qu’une douce lumière un peu floue par les fenêtres embuées. Je frappai à un carreau, sans succès. Retour à la case départ.
Alors, je me remis à toquer. Le paradis, ça demande sans doute de ne pas se décourager.
Seul le sifflement de la brise répondit à mes efforts. Le vent faisait danser les brins d’herbe autour de moi. Je me sentis bête. Pourquoi restais-je donc braqué sur cette porte ? L’au-delà regorgeait sans doute de secrets qui n’attendaient que moi, tapis dans la pénombre. Alors je me mis à marcher. Je marchai pendant des heures. Le même paysage défilait devant mes yeux, partout, tout le temps. Jusqu’à ce que mes pas me ramènent inévitablement à cette chaumière. À cette porte. Ma main se leva comme dans un automatisme, pour toquer à nouveau. Et pourquoi pas parler ? Mais oui, le paradis, ça demande certainement de savoir faire entendre sa voix. Alors je commençai à demander qu’on m’ouvre. Puis à supplier. Puis à crier. Mon poing battait toujours la porte. La fatigue et l’énervement me gagnaient.
Je pris un temps pour me calmer. Ce n’était certainement pas ainsi que j’allais être accepté au paradis. Mais le méritais-je seulement ? C’est vrai que j’avais mené une brave vie, envers et contre tout. Comme pour me donner tort, un animal remua dans les broussailles au bord du sentier, me replongeant dans un souvenir d’enfant.
Je me souviens très clairement de la première fois que j’ai vu un être vivant s’éteindre sous mes yeux. Je devais avoir neuf ans à cette époque-là. C’était un soir d’août et je me promenais seul dans la lande, à l’heure où les ombres s’étirent. J’ai entendu un glapissement surgir des broussailles. C’était un renard étalé sur le sol terreux, les pattes arrière enfermées dans les mâchoires d’un piège. Plus il sentait la mort s’approcher, plus l’animal se débattait. Je suis resté à l’observer, dégoûté et curieux à la fois. Je voulais l’aider, mais je ne savais pas comment. Quand j’essayais de m’approcher, il grognait en montrant les dents. Après un temps interminable, le renard s’est affaissé. Il respirait à peine. Il m’a jeté un regard de ses yeux révulsés. J’ai alors perçu exactement ce qu’il désirait. J’ai sorti mon canif de ma poche et, sans regarder, je l’ai planté dans sa gorge. Il a exhalé un dernier soupir avant de mourir.
Oui, j’ai tué un animal alors que je n’avais même pas dix ans. Mais c’était pour son bien, n’est-ce pas ? Le paradis ne pouvait pas me refuser pour ça. Peut-être devais-je confesser ma faute ? Je me remis à toquer. Je criai que le renard était souffrant, que je l’avais achevé pour son bien. Je criai à m’en écorcher la voix, je toquai à m’en égratigner le poing. Je tambourinai des deux mains contre la porte de bois, désespérément close.
Je refusais de me résigner. Il y avait forcément quelque chose. Un truc que j’allais finir par comprendre et qui me permettrait d’entrer. Le temps s’écoulait. L’air fraichissait. Bientôt, l’hiver serait là. Les habitants du paradis n’avaient-ils donc pas une once de charité pour un pauvre hère perdu au cœur de l’hiver ?
Y avait-il seulement des gens dans cette fichue demeure ? Tout portait à croire que oui. Il devait y avoir au moins quelqu’un. Si j’y allais plus fort, ce quelqu’un ne pourrait plus m’ignorer. Je me jetai sur la porte. Je tentai de la forcer. Bientôt, mes épaules furent aussi meurtries que mes poings rougis. Alors, je repassai aux mains. Je toquai jusqu’à ce que la peau éclate, que le sang coule comme celui du renard. Peut-être que si je versais assez de sang, on m’ouvrirait.
Le sang... C’était aussi celui qui avait jailli de son visage, à lui. Celui pour qui ma femme m’avait quitté. Certes, je l’avais frappé, mais il l’avait bien mérité, non ?
Mes coups redoublèrent d’intensité, comme si je l’avais à nouveau en face de moi.
Mes souvenirs tournoyèrent, à m’en donner le vertige.
Le vent... le vent sifflait si fort. Il me rendait fou. Il sifflait comme ça cette nuit-là... Ma femme était partie depuis longtemps – dix mois ? Un an ? Je ne sais plus. Le petit dormait dans sa chambre. Moi j’étais réveillé, comme toutes les nuits. L’angoisse m’étouffait. Je n’étais pas fait pour avoir un enfant. Je n’avais même pas de boulot stable... Quel genre de père étais-je, à condamner un enfant à une vie si cruelle ? C’était ma faute et j’en payais les conséquences. L’angoisse était ma punition, cette boule qui se forme dans l’estomac et qui remonte dans la gorge jusqu’à vous donner envie de vomir. Je ne pouvais même plus vomir. Ça faisait trois jours que je ne mangeais rien. Je passais la nuit debout, comme un fantôme. Non, je n’aurais jamais supporté qu’il ait une vie pareille... Quand je suis sorti avec lui, il s’est réveillé. Peut-être à cause du froid. Il m’a regardé de ses grands yeux bruns. Le vent... ces sifflements me criaient tous la même chose. J’ai marché jusqu’à l’étang. Je n’y pouvais rien. Je n’aurais pas pu faire autrement. C’était la seule manière. La seule. Je l’ai fait pour lui, pour abréger ses souffrances. Qu’est-ce que vous auriez fait, vous, hein ?
Mes poings saignaient. Ma voix s’usait, se confondait aux hurlements du vent. Je ne savais pas qu’on pouvait souffrir autant après la mort. Ma vision se brouilla, devint un mélange de sang, de sueur et de larmes. Après tout ce que j’avais enduré, me faire ça, à moi ! Je continuai jusqu’à user mes poings, jusqu’à en faire une bouillie informe de muscles et d’os. Je m’assis contre la porte, sanglotant de douleur et de peur. Les ténèbres autour de moi s’étaient faites plus épaisses. La lande semblait cacher derrière chaque arbuste toutes les créatures qui avaient peuplé mes cauchemars. Je me blottis contre la porte, recherchant avidement un peu de la chaleur qui émanait du bois.
Aujourd’hui je suis encore là, dans cette nuit éternelle. Je n’ai pas perdu espoir. On m’ouvrira bien un jour ; il le faut. J’en suis certain. C’est l’espoir qui m’anime, l’espoir qui me ronge. C’est peut-être ça, l’Enfer.
La porte de la chaumière se dressait devant moi. Personne ne vint m’ouvrir. Je toquai alors. Les coups retentirent nettement dans le silence. La porte demeura close. Et si on ne m’avait pas entendu ? Je tentai à nouveau ma chance. Toujours rien. J’eus presque envie de rire en songeant que je n’avais même pas pensé à pousser la porte, tout simplement. Ça me ressemblait bien, moi qui croyais sans cesse que tout m’était fermé. C’était peut-être vrai dans la vie, mais sans doute pas ici, au paradis. Je saisis la poignée et poussai. La porte resta fermée.
Mais pourquoi demeurais-je donc stupidement vissé sur le seuil de cette maison ? Et s’il y avait une autre entrée ? Et dire que je n’avais même pas pensé à faire le tour de la bâtisse ! Le paradis demandait sans doute un esprit curieux et entreprenant. Je marchai alors le long des murs de la chaumière. Aucune autre porte. On ne distinguait qu’une douce lumière un peu floue par les fenêtres embuées. Je frappai à un carreau, sans succès. Retour à la case départ.
Alors, je me remis à toquer. Le paradis, ça demande sans doute de ne pas se décourager.
Seul le sifflement de la brise répondit à mes efforts. Le vent faisait danser les brins d’herbe autour de moi. Je me sentis bête. Pourquoi restais-je donc braqué sur cette porte ? L’au-delà regorgeait sans doute de secrets qui n’attendaient que moi, tapis dans la pénombre. Alors je me mis à marcher. Je marchai pendant des heures. Le même paysage défilait devant mes yeux, partout, tout le temps. Jusqu’à ce que mes pas me ramènent inévitablement à cette chaumière. À cette porte. Ma main se leva comme dans un automatisme, pour toquer à nouveau. Et pourquoi pas parler ? Mais oui, le paradis, ça demande certainement de savoir faire entendre sa voix. Alors je commençai à demander qu’on m’ouvre. Puis à supplier. Puis à crier. Mon poing battait toujours la porte. La fatigue et l’énervement me gagnaient.
Je pris un temps pour me calmer. Ce n’était certainement pas ainsi que j’allais être accepté au paradis. Mais le méritais-je seulement ? C’est vrai que j’avais mené une brave vie, envers et contre tout. Comme pour me donner tort, un animal remua dans les broussailles au bord du sentier, me replongeant dans un souvenir d’enfant.
Je me souviens très clairement de la première fois que j’ai vu un être vivant s’éteindre sous mes yeux. Je devais avoir neuf ans à cette époque-là. C’était un soir d’août et je me promenais seul dans la lande, à l’heure où les ombres s’étirent. J’ai entendu un glapissement surgir des broussailles. C’était un renard étalé sur le sol terreux, les pattes arrière enfermées dans les mâchoires d’un piège. Plus il sentait la mort s’approcher, plus l’animal se débattait. Je suis resté à l’observer, dégoûté et curieux à la fois. Je voulais l’aider, mais je ne savais pas comment. Quand j’essayais de m’approcher, il grognait en montrant les dents. Après un temps interminable, le renard s’est affaissé. Il respirait à peine. Il m’a jeté un regard de ses yeux révulsés. J’ai alors perçu exactement ce qu’il désirait. J’ai sorti mon canif de ma poche et, sans regarder, je l’ai planté dans sa gorge. Il a exhalé un dernier soupir avant de mourir.
Oui, j’ai tué un animal alors que je n’avais même pas dix ans. Mais c’était pour son bien, n’est-ce pas ? Le paradis ne pouvait pas me refuser pour ça. Peut-être devais-je confesser ma faute ? Je me remis à toquer. Je criai que le renard était souffrant, que je l’avais achevé pour son bien. Je criai à m’en écorcher la voix, je toquai à m’en égratigner le poing. Je tambourinai des deux mains contre la porte de bois, désespérément close.
Je refusais de me résigner. Il y avait forcément quelque chose. Un truc que j’allais finir par comprendre et qui me permettrait d’entrer. Le temps s’écoulait. L’air fraichissait. Bientôt, l’hiver serait là. Les habitants du paradis n’avaient-ils donc pas une once de charité pour un pauvre hère perdu au cœur de l’hiver ?
Y avait-il seulement des gens dans cette fichue demeure ? Tout portait à croire que oui. Il devait y avoir au moins quelqu’un. Si j’y allais plus fort, ce quelqu’un ne pourrait plus m’ignorer. Je me jetai sur la porte. Je tentai de la forcer. Bientôt, mes épaules furent aussi meurtries que mes poings rougis. Alors, je repassai aux mains. Je toquai jusqu’à ce que la peau éclate, que le sang coule comme celui du renard. Peut-être que si je versais assez de sang, on m’ouvrirait.
Le sang... C’était aussi celui qui avait jailli de son visage, à lui. Celui pour qui ma femme m’avait quitté. Certes, je l’avais frappé, mais il l’avait bien mérité, non ?
Mes coups redoublèrent d’intensité, comme si je l’avais à nouveau en face de moi.
Mes souvenirs tournoyèrent, à m’en donner le vertige.
Le vent... le vent sifflait si fort. Il me rendait fou. Il sifflait comme ça cette nuit-là... Ma femme était partie depuis longtemps – dix mois ? Un an ? Je ne sais plus. Le petit dormait dans sa chambre. Moi j’étais réveillé, comme toutes les nuits. L’angoisse m’étouffait. Je n’étais pas fait pour avoir un enfant. Je n’avais même pas de boulot stable... Quel genre de père étais-je, à condamner un enfant à une vie si cruelle ? C’était ma faute et j’en payais les conséquences. L’angoisse était ma punition, cette boule qui se forme dans l’estomac et qui remonte dans la gorge jusqu’à vous donner envie de vomir. Je ne pouvais même plus vomir. Ça faisait trois jours que je ne mangeais rien. Je passais la nuit debout, comme un fantôme. Non, je n’aurais jamais supporté qu’il ait une vie pareille... Quand je suis sorti avec lui, il s’est réveillé. Peut-être à cause du froid. Il m’a regardé de ses grands yeux bruns. Le vent... ces sifflements me criaient tous la même chose. J’ai marché jusqu’à l’étang. Je n’y pouvais rien. Je n’aurais pas pu faire autrement. C’était la seule manière. La seule. Je l’ai fait pour lui, pour abréger ses souffrances. Qu’est-ce que vous auriez fait, vous, hein ?
Mes poings saignaient. Ma voix s’usait, se confondait aux hurlements du vent. Je ne savais pas qu’on pouvait souffrir autant après la mort. Ma vision se brouilla, devint un mélange de sang, de sueur et de larmes. Après tout ce que j’avais enduré, me faire ça, à moi ! Je continuai jusqu’à user mes poings, jusqu’à en faire une bouillie informe de muscles et d’os. Je m’assis contre la porte, sanglotant de douleur et de peur. Les ténèbres autour de moi s’étaient faites plus épaisses. La lande semblait cacher derrière chaque arbuste toutes les créatures qui avaient peuplé mes cauchemars. Je me blottis contre la porte, recherchant avidement un peu de la chaleur qui émanait du bois.
Aujourd’hui je suis encore là, dans cette nuit éternelle. Je n’ai pas perdu espoir. On m’ouvrira bien un jour ; il le faut. J’en suis certain. C’est l’espoir qui m’anime, l’espoir qui me ronge. C’est peut-être ça, l’Enfer.
mes voix
https://short-edition.com/fr/oeuvre/tres-tres-court/la-mort-un-point-cest-tout
au fil de votre récit, on découvre les méfaits commis par cet homme
il attendra encore longtemps, voire éternellement perdu dans cette nuit, reflet de sa vie
Vous synthétisez tellement d'éloquence sur ce sujet, de Jean-Paul Sartre à Twilight Zone en passant par Dino Buzatti.
Vous avez clairement ma préférence, toutes mes voix et vœux de réussite !