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Pourquoi on a aimé ?

Une histoire très dure, sans concessions, mais aussi particulièrement riche en émotion. Le texte est chargé et très bien écrit dans un style

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Je n'ai pas trop le temps en ce moment de soumettre des œuvres ou de les lire ... Ne m'en tenez pas rigueur si je ne fais pas une pause sur vos textes... Bonne continuation à toutes et à tous !

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Nouvelles :
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Young Adult :
  • Nouvelles

— Tu la veux celle-là ?
— Non, je ne la veux...
Je n'eus pas le temps d'achever ma phrase, sa large main rugueuse et moite s'abattit sur ma joue, laissant la marque blanche des doigts, auréolée d'un éclat rouge vif.
— Ça t'apprendra à ne pas répliquer. L'arrogance est le privilège des riches. Tu vis dans un trou au milieu de rien, alors tu la fermes !
De douleur, de rage ou de honte, ma face s'empourpra jusqu'aux oreilles. J'avais la sensation que tout mon sang affluait au cerveau, les veines de mes tempes se gonflaient, gorgées de toute la haine qui consumait mon corps, ma tête allait éclater.
— La Fagote ! Tu entends comment me répond ton mioche !

Ma mère se tenait agenouillée devant la cheminée au-dessus du feu qui faiblissait. Elle faisait griller trois steaks encore saignants sur les braises, le sang glissait le long des grilles et nourrissait les flammes qui semblaient se délecter de ces perles rougeâtres, elles crépitaient avec allégresse. Une pensée jouissive traversa mon esprit, j'imaginais ces flammes caresser la chair du patriarche, l'emprisonner pour le conduire jusqu'aux portes de l'enfer.

Je me souviens de son rire obscène, de sa bouche aux lèvres charnues bavant ce surnom « la Fagote » qui fit perdre à ma mère toute once de dignité. Une injure qui soulignait la simplicité vestimentaire de sa femme. Il croyait que la vulgarité inspirait le respect, et que la violence était l'apanage de la force physique. Un vrai homme, disait-il, on le craint comme un dieu !

Il y a six ans, j'avais à peine huit ans, ma mère ajustait son tailleur sombre de circonstance pour la messe du dimanche. Il l'observait du coin de l'œil :
— Mais qui aurait voulu de toi ! Tu as vu ta façon de te fagoter ? Comme un sac ! Fagote !
Il s'esclaffa longuement en postillonnant. Sa salive avait touché le visage de ma mère qui s'essuyait d'un revers de main.
Depuis, elle faisait des efforts pour se mettre en valeur, mais rien ne pouvait camoufler son corps malmené, son dos voûté par le poids des insultes et des travaux pénibles, un corps meurtri par la main qui sévit.

C'était un jour comme tant d'autres, il n'avait pas décuvé depuis la veille, et ma joue brûlait encore sous l'impact de la gifle. Il regardait ma mère penchée sur les braises, elle ne disait pas un mot, ses mains tremblaient, trahissant sa peur et son impuissance à me protéger de notre tortionnaire. Il cria :
— Fagote !
Elle sursauta et lâcha les steaks sur les cendres.
La punition suivit le soir, lorsque la bête souleva la parure nuptiale, dévoilant sous le drap un corps pâle, marqué par le bleu cyan des coups. Elle regardait au-dessus de sa couche, dans un cadre doré, l'instant figé du bonheur, une photographie de leur mariage. L'homme l'enlaçait tendrement, promesse d'un avenir radieux.

Le lendemain, je m'empressais de rejoindre mon amie Sunny, la chienne de chasse attachée près du hangar où je me réfugiais souvent, elle venait de mettre bas, certainement dans la nuit. Les chiots avaient un museau aussi rose qu'un petit cochon. Je mis un chiot dans la poche de mon blouson et je rejoignis le grenier du hangar. J'entendais le père s'approcher et grommeler, il était furieux, sa chienne pure race s'était fait saillir par le bâtard du voisin et il fallait maintenant se débarrasser des chiots. Dans mon refuge, j'avais trouvé un coffre dans lequel le père planquait des livres, des bandes dessinées pour adultes. J'aurai au moins tiré un enseignement intéressant à l'insu du tortionnaire. Au-delà de l'excitation que procuraient ces quelques photos, je m'inquiétais pour ma mère, souhaitant qu'on ne fasse pas ces choses-là aux mamans, puis je me rassurais, elle était trop vieille de toute façon. J'entendis la porte s'ouvrir, le patriarche gesticulait autour de l'établi et je craignais d'être surpris en flagrant délit d'initiation érotique. Il saisit un sac et ressortit en poussant des jurons. Il s'éloigna, le cri des chiots s'atténua. La chienne forçait sur sa chaîne d'attache, gémissait, l'aboiement était rauque, elle s'étranglait à force de tirer. Je n'osais plus bouger, j'étais terrifié.

Une heure plus tard, j'ai ôté le chiot de ma poche pour le déposer près de sa mère. Je me suis dirigé ensuite vers le puits protégé au ras du sol par une chape de béton, avec un orifice au centre suffisamment large pour y passer la main. Je savais qu'il avait jeté les chiots depuis ce trou, et qu'ils gisaient quelques mètres sous mes pieds. Alors, j'ai prié pour que Dieu les prenne au paradis.

J'ai erré jusqu'au soir avant de regagner la ferme. Lorsque j'ai poussé la porte, le patriarche se tenait accroupi devant la cheminée, son buste vacillait comme le balancier d'une pendule, incapable de trouver une stabilité sur ses deux pieds. Il était saoul et dégageait une odeur insoutenable d'alcool et de sueur. Ma mère se tenait droite près de lui, le contour de l'œil mauve.
— Regarde Fagote comment on fait cuire des steaks sur des braises ! Tu n'es pas foutue de faire la même chose ?

Il était toujours accroupi quand la crise est arrivée. Subitement, son visage s'est déformé, passant d'une expression de rage, que nous ne connaissions que trop, à celle de la peur que nous découvrions chez lui. Puis il s'est figé. Son corps a entraîné sa face dans le brasier, ravivant ainsi le feu. Nous étions pétrifiés par la soudaineté de son décès et sa position incongrue.
Un bref instant, j'ai pensé qu'on n'aurait pas de bœuf grillé ce soir, car une tête de porc était sur le feu. Alors, j'ai souri, puis j'ai pleuré parce que c'était mon père.

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